Publié le 28 octobre 2022
Le point de départ de votre film est un extrait de film du mariage de vos parents. Tournait-on beaucoup dans votre famille ? Avant ce film, étiez-vous familière de la caméra amateur ?
Pas du tout. J’ai d’abord eu l’idée de ce film et ensuite, celle d’utiliser des images amateurs. Le jour où j’ai décidé de me rendre dans les cinémathèques régionales, je me suis souvenue que, six ans auparavant, j’avais fouillé dans l’armoire de mon père et j’avais trouvé des espèces de bobines et une caméra. Je lui avais demandé si je pouvais récupérer tout cela et il m’avait dit : “Oui, oui, vas-y, prends-les, je ne sais même plus ce qu’il y a dedans…”. Mais cela coûte cher à réparer, à numériser et à chaque fois, je me disais : “Je n’ai pas les moyens, je le ferai plus tard”. Quand est venue cette occasion-là, je me suis dit : “Michèle, tu ne vas pas aller faire le tour des cinémathèques de régions. Tu as des bobines, vois un peu ce que c’est !”.
Il y avait donc quatre films. Il y en avait deux avec ma soeur aînée, toutes petites, avec ma mère et sa tante aussi, il y en avait un autre de mon oncle au travail, et enfin, il y avait le mariage de mes parents. Personne ne se souvenait que ce mariage avait été filmé. On ne sait même pas qui l’a filmé. C’est donc LE film mystère. Il fait deux minutes trente. Pour moi, cela a été un choc énorme. D’autant que ma maman était décédée deux mois auparavant.
Aviez-vous déjà travaillé sur des films amateurs par le passé ?
Pas vraiment. Avant de m’attacher à une matière particulière, la trame de mon travail, c’est le féminisme. En 2004, j’ai réalisé mon premier film : “Clitoris, ce cher inconnu”. Ensuite, j’ai fait un film sur les suffragettes, un autre sur les femmes ministres.
Il y a quatre ans, j’avais toutefois utilisé quelques films amateurs dans le cadre d’un film sur la guerre du point de vue des enfants. Je trouvais que le film amateur répondait, dans sa forme, aux témoignages enfantins. C’est quelque chose que je n’aurais pas trouvé dans les archives de l’INA ou de la BBC, avec leurs images cadrées, carrées, graphiques, etc.
“Moi, je cherchais une femme qui faisait la vaisselle et évidemment, ce n’était pas indexé”
Ici, c’est l’histoire même de l’idée du film qui m’a amenée aux films amateurs. J’ai d’abord eu l’idée du titre du film qui n’était pas celui qu’on a aujourd’hui. À l’époque, c’était “La merveilleuse et tragique histoire des femmes au foyer” – j’ai fini par changer l’intitulé car je trouvais qu’il y avait un peu d’ironie. A partir de là, je me suis dit : “Quel film je peux faire à partir de ce titre ?”. J’ai fait des recherches classiques et je me suis rendue compte qu’il n’y avait rien. Constatant qu’il n’y avait rien, je suis allée à l’association pour l’autobiographie pour chercher des témoignages, des journaux intimes et des récits à la première personne. En miroir de ça, je me suis dit : “Quelles images je peux utiliser ?”..
Les images amateurs sont donc venues plus tard, en illustration des journaux intimes.
Oui, dans un troisième temps. J’ai dérushé des images pendant trois mois, non-stop, tous les jours. Par rapport aux archives classiques, les images amateurs sont en règle générale moins bien indexées. Sur l’INA, quand vous cherchez par exemple “Les bouchers en 1964”, vous allez tomber sur des choses très précises. Or, moi, je cherchais une femme qui faisait la vaisselle et évidemment, ce n’était pas indexé. Il n’y a pas de corpus comme il y en a sur la Première Guerre mondiale et les soldats dans les tranchées.
Est-ce un problème d’indexation ou est-ce parce que cette matière filmée n’existe pas ?
Un peu des deux. On indexe l’événement. On a donc le mariage, les vacances au ski, et là, à l’intérieur, tout à coup, on a le plan d’un chien qui lappe dans une gamelle ou encore cette image que je trouve très belle d’une femme qui prend sa douche derrière une vitre martelée – on dirait un tableau pointilliste vivant. C’est un peu comme une brocante, il faut chiner.
C’est là que j’ai compris qu’on filmait pareil, que l’on soit sur Instagram ou derrière une caméra Super 8. On filme l’exceptionnel, le dimanche, l’anniversaire, le premier enfant, les enfants qui grandissent, le weekend… On a alors des grosses masses qui se dessinent.
De mon coté, j’avais fourni à ma documentaliste Christine toute une liste des choses que je voulais : une femme qui fait la vaisselle, un enfant qui pleure, les courses, le mari au travail… Je me souviens notamment d’un film. C’était un père qui avait réalisé un film intitulé “Vous direz merci à Maman” dans lequel il filmait une journée de tâches ménagères. De ce film, j’ai par exemple retenu la scène où la femme fait le lit.
Je voulais aussi des gens très très heureux pour les mariages car je voulais démarrer par l’enthousiasme que je percevais dans les journaux intimes. Or, en fait, il y avait très peu d’expressions de joie. Non pas parce que les gens étaient tristes mais parce qu’ils étaient solennels.
Vie cachée, histoire oubliée. Les femmes au foyer semblent avoir été un impensé, y compris dans le cinéma amateur. Votre objectif était-il de leur redonner une visibilité sociale ?
Ce qui m’intéressait, c’était de renverser le récit. À la télévision, les films d’histoire se ressemblent tous : on a des casques à pointes, cela se passe à Londres, Paris ou Beyrouth, il y a des gens connus comme Churchill ou Mata Hari… C’est événementiel. Moi, la grande histoire, je ne la croise jamais dans ma vie personnelle. Pourtant, elle m’envahit, elle me dessine, elle structure mes choix de vie.
“Je voulais montrer comment la grande histoire entrait dans les foyers”
Considérant alors que cette représentation de l’histoire était partielle, j’ai eu envie de raconter la grande histoire telle que la vivait la majorité des gens. Et pas comme la vivaient les journalistes, les politiques, les réalisateurs, les historiens, etc. C’est pour cela que je suis allée dans les cuisines et dans les salles à manger. Parce que je voulais montrer comment la grande histoire entrait dans les foyers. Je voulais par ailleurs que les gens témoignent eux-mêmes, depuis leurs foyers, de cette époque-là qu’on a vue représentée maintes fois par des historiens ou des documentaristes.
Avec ce film, mon envie était de retourner la caméra et de changer le regard. D’où le choix des images aussi, c’est-à-dire sortir de l’image cadrée et automatique. Parce que, mine de rien, il y a une écriture journalistique et quand on utilise des archives des journalistes des années 30-40-50-60-80, on rentre dans cette écriture-là. Avec ces images amateurs, nous étions obligés d’écrire autrement. Moi, en tant que réalisatrice, cela me fait réfléchir différemment.
D’expérience, j’ai tendance à penser que quand on s’intéresse aux images amateurs, à ce matériau si intime, il y a souvent une quête personnelle ou du moins la nécessité de se mettre soi-même un peu à nu, par effet miroir. Vous n’hésitez d’ailleurs pas à parler de votre vie privée. On comprend très tôt dans le film que, contrairement à d’autres femmes de sa génération, votre mère a, elle, cessé d’écrire dans son journal intime après son mariage. On devine aussi qu’elle a connu un épisode dépressif. Votre film peut-il aussi s’interpréter comme un hommage, comme un besoin de comprendre ou de réparer quelque chose ?
En premier lieu, je voulais rendre à ces femmes leur intelligence. La part de personnel est là puisque ma mère était une femme très intelligente mais socialement dévaluée. Je suis fatiguée de la bêtise que certains projettent sur les autres et je trouve qu’on a tous à gagner à voir l’intelligence là où on la refuse.
Si la problématique féministe est très abordée aujourd’hui, il n’empêche qu’il y a toujours un endroit au-delà duquel on rencontre un blocage. J’ai moi-même constaté cela dans les échanges avec certains amis de ma génération. Je me suis dit : “Tiens, je vais passer par la nostalgie, je vais leur ouvrir le cœur en deux et dedans, je vais y déposer des questions politiques”.
“La situation des femmes, ce n’est pas une idée. C’est du vécu.”
Mon intention n’était pas d’aborder la problématique des femmes simplement à travers des concepts et un débat d’idées. La situation des femmes, ce n’est pas une idée. C’est du vécu. Je voulais donc passer par le corps de celui qui regarde et par le souvenir, l’Ajax citron, le chat, la maman avec le tablier, en me disant qu’il fallait passer par leurs corps à eux [les hommes] pour qu’ils entendent le corps de l’autre.
Ensuite, je vais vous avouer un truc. Ma mère a effectivement fait une dépression et j’ai été très surprise que les autres femmes soient pareilles. Je pensais que j’avais vécu quelque chose d’un peu particulier. Or, à force de le retrouver dans tous les journaux intimes, je me suis dit : “Il se passait quelque chose !”. Les Rolling Stones ont fait la chanson “Mother’s Little Helper”. Pour qu’un groupe de quatre jeunes mecs de 25 ans se préoccupent de la dépression de leurs mères, c’est que c’était un phénomène ! Je reçois des courriers, des mails, des messages sur les réseaux sociaux et je me rends compte qu’il y a beaucoup d’enfants comme moi qui disent “Ma mère, c’était ça”, “Ma grand-mère, c’était ça”… Je suis contente parce que ce film fait du bien aux gens.
De quelle manière cela a-t-il changé vos habitudes de travail ? Comment appréhendez-vous une image amateur ?
L’image amateur donne de l’espace à l’émotion. Dans les archives que l’on trouve à l’INA, il y a parfois de l’émotion, mais elle n’émerge pas d’une faille. Elle est énoncée, mise en scène, fabriquée. Dans les films amateurs, l’émotion arrive dans un regard.
Dans le film, il y a une scène qui me bouleverse. On a une famille qui part en vacances. Le mari filme de très loin le pavillon qu’ils ont dû louer. On aperçoit la femme qui passe la serpillère devant, avant de la voir, tête baissée, en train de faire la vaisselle. Tout à coup, elle tourne la tête et voit son mari. Elle plante ses yeux dans la caméra et elle fait une tête… [rires] Ce regard-là entre le mari et la femme, à l’INA, cela n’existe pas.
“La caméra amateur installe un dialogue immédiat avec le spectateur”
Face à une caméra amateur, nous ne sommes pas pareils que face à un professionnel. Il y a une plus grande spontanéité. On connaît la personne qui se trouve derrière la caméra. En règle générale, on ne dialogue pas avec un chef opérateur alors que la caméra amateur installe un dialogue immédiat avec le spectateur. Quand les gens me parlent du film, je me rends compte maintenant que ce qu’ils y voient, ce qu’ils y piochent dépasse mon intentionnalité.
La caméra amateur a une puissance évocatrice sur laquelle je n’ai aucun mérite, si je suis honnête. Massacrer des images amateurs en faisant un film, c’est comme rater une tarte aux fraises avec de bonnes fraises, il faut y aller ! Mon mérite, c’est d’avoir associé ces mots-là, ces sources-là, ces temporalités-là, ces intentions-là, ces talents-là. Ce sont toutes ces associations. Mais je sais où s’arrête mon mérite.
L’émotion vient aussi des silences qui ponctuent les voix-off et qui résonnent assez bien avec les respirations qu’offre l’image amateur, parce qu’elle n’est justement pas conventionnelle.
Oui. D’ailleurs, j’ai eu une grande angoisse au milieu du montage. J’ai dit à ma monteuse : “C’est très dur de faire un film sur l’ennui, sans être ennuyeux”. L’ennui, la routine, la solitude, c’est vraiment compliqué à mettre en scène. Ces silences récurrents permettaient tout cela. Il fallait juste les accepter et les assumer.
Vous avez voulu renverser le récit, mais on reste toujours dans des regards d’hommes posés sur des femmes. C’est curieux car les femmes se réapproprient leurs récits grâce à leurs journaux intimes mais à l’image, on est toujours dans un male gaze*. Est-ce que dans ces moments d’ennui, certaines femmes auraient pu s’emparer de la caméra, notamment pour les natures mortes, de manière à contourner ce biais propre aux images amateurs ?
Le problème, c’est que l’on ne sait jamais vraiment qui filme. Cela dit, à un moment, j’ai trouvé un film avec un couple en noir et blanc. La femme est assise, elle tricote pendant que lui met la radio. Le titre du film est “Une coproduction de Madame et Monsieur Garret”. Là, clairement, quand c’est elle que l’on voit à l’image, c’est lui qui tourne, et quand on le voit lui, c’est elle qui est derrière la caméra.
“On a limité l’extraordinaire et on a monté en puissance l’ordinaire”
Mais mon impression générale, c’est que l’homme n’est jamais absent. J’ai demandé à ma documentaliste de me trouver des films de femmes et elle m’a rit au nez : “Attends, on voit que tu n’y connais rien. Cela n’existe pas !”. Elle en a trouvé un dans la cinémathèque de Savoie, c’est une femme dans une ferme.
Bien-sûr, il y a le male gaze car ce sont avant tout eux qui portent un regard, mais on a essayé de le corriger en allant justement chercher des choses qu’ils ne filmaient pas souvent et en les mettant au même niveau que les choses qu’ils filmaient beaucoup. En clair, on a limité l’extraordinaire et on a monté en puissance l’ordinaire.
De facto, le male gaze est là. Mais, pour moi, ce n’est pas tout à fait le même male gaze qu’au cinéma parce que quand la femme regarde, elle regarde l’être aimé – ou l’être haï d’ailleurs. J’ai aimé ces regards caméra. Je les ai travaillés.
J’ai bien conscience des biais sociaux. J’ai d’ailleurs tenu à ce qu’on aille chercher des gens de différentes origines. On a donc trouvé une famille immigrée maghrébine qui filmait beaucoup car monsieur était passionné d’avions. Tous les dimanches, il emmenait sa famille à Orly pour voir les avions décoller. Il y a aussi des images de Martinique. À un moment, il y a une mère martiniquaise avec son petit garçon. Il y a aussi un plan dans une barre HLM, des pavillons, des villas, etc. J’ai dit à Christine : “Je veux tout le reste de la France, mais je ne veux pas de Paris”. L’idée était que tout le monde puisse se représenter.
Avez-vous l’intention de retravailler sur des archives amateurs ?
J’ai très envie de retravailler des images amateurs. En termes de narration, cela offre plus de possibilités. Surtout quand on n’a pas de limites temporelles et qu’on mélange les formats. A monter, c’est un régal ! C’est aussi jouissif à illustrer musicalement. J’ai donc effectivement très envie de retravailler les images amateurs, mais je veux trouver une idée à la hauteur du matériau.
* male gaze : notion féministe théorisée en 1975 pour le cinéma par la critique et réalisatrice anglaise Laura Mulvey pour désigner le regard masculin du réalisateur qui transparait à l’écran et qui a tendance à considérer les corps féminins comme des objets sexualisés
Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 10 juin 2022
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