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Béatrice de Pastre, directrice des collections au CNC

journaliste
Auteur(e) : Inès Edel-Garcia

Publié le 7 novembre 2022

"Nous sommes là pour gérer une collection de films, que ce soit des films amateurs ou des films de Jean-Luc Godard"

Après avoir été responsable de la Cinémathèque Robert Lynen de la Ville de Paris et présidente de la Fédération des cinémathèques et archives de films de France, Béatrice de Pastre occupe aujourd’hui le poste de directrice adjointe du patrimoine cinématographique et de directrice des collections du CNC à Bois d’Arcy. Si la part des films dits “de famille” reste marginale au CNC, ils permettent néanmoins de “documenter des choses assez exceptionnelles” et à ce titre, ils font l’objet d’une attention particulière. Parmi eux, des films du médecin Jean Comandon et de la comtesse Greffulhe ou encore des scènes inédites de l’arrière-front pendant la Première Guerre mondiale. 

 

Quelle part prennent les films amateurs dans la collection du CNC ? 

Dans notre catalogue, nous avons 371 titres enregistrés comme “films de famille” sur 110 000 titres au total. Les films amateurs représentent une proportion vraiment congrue de notre collection. Ce n’est pas du tout le cœur de notre activité, mais par des biais détournés, cela peut être tout à fait important et intéressant pour nous. 

 

De quelle manière gérez-vous ces films ? 

D’abord, il faut savoir que nous ne collectons pas les films amateurs. Quand nous avons des déposants qui arrivent en disant “Voilà, j’ai trouvé des boîtes de films 9,5 mm” ou “Mon père avait une caméra 8 mm”, nous les renvoyons vers les institutions qui sont à même de les traiter, c’est-à-dire les cinémathèques régionales. Nous considérons que ce n’est pas notre cœur de métier. 

En revanche, quand ce sont des films 9,5 mm des éditions Pathé Baby, là, nous regardons la liste des films du catalogue Pathé. Nous vérifions si nous les avons ou pas car cela peut être très intéressant de pouvoir comparer ces variantes, ces éditions réduites d’œuvres qui sont sorties en 35 mm et qu’on a parfois restaurées. 

 

“C’est intéressant pour nous car 
ça vient documenter un pan de la vie 
de telle ou telle personne”

 

Il arrive aussi que nous ayons des films amateurs qui ont été faits par des gens qui ont eu des activités cinématographiques professionnelles. Dans ces cas-là, nous les gardons. C’est le cas des films amateurs, pionniers du cinéma scientifique, tournés dans l’environnement du médecin Jean Comandon dont on a restauré tous les films. Nous avons quelques films où on le voit dans son jardin à Meudon, avec ses enfants, l’une de ses filles jouant avec son chien, on a des scènes dans une voiture, au golf etc. Tout cela, nous l’avons gardé et restauré. C’est intéressant pour nous car ça vient documenter un pan de la vie de telle ou telle personne. 

Nous avons par ailleurs des films encore plus emblématiques. Par exemple, ceux qui ont été tournés avec la caméra qu’avait achetée le photographe, Georges Thibault, qui était concessionnaire Lumière à Paris. Avec cette caméra Lumière, il a fait des films en 35 mm comme les frères Lumière, c’est-à-dire saisissant des activités dans le jardin, des activités familiales etc. Son arrière petite-fille s’était souvenue qu’une trentaine de films existaient lorsqu’elle était petite et elle a réussi à en rassembler six ou sept pour lesquels nous avons les négatifs et parfois même, des copies. Et d’une qualité absolument exceptionnelle, d’une conservation formidable ! Nous les avons restaurés car cela s’inscrit dans l’histoire du cinématographe Lumière. 

 

Oui, cela fait partie de l’histoire du cinéma. 

Tout à fait ! Nous avons aussi des films de Gustave Eiffel qui nous ont été déposés par le musée d’Orsay. On y voit des fêtes dans la propriété Eiffel. On le voit, lui, avec ses petits enfants en vacances en Bourgogne. 

Nous avons également un film que je suis très heureuse d’avoir remarqué. C’est le seul film qui nous a été déposé par la [Bibliothèque de documentation internationale] Contemporaine. C’est un des rares films amateurs tournés dans les tranchées, autour duquel Jérôme Prieur a fait son livre La moustache du soldat inconnu. C’est un film absolument incroyable que nous avons appelé [Après les combats de Bois-Le-Prêtre]. A l’époque, nous travaillions beaucoup sur les images de la guerre de 1914-1918 car dès 2010, nous avons commencé à préparer le centenaire. 

 

“Jamais je n’avais vu 
des points de vue comme celui-là” 

 

Un jour, je suis tombée sur ce film et j’ai remarqué : “Ces images ont quelque chose de tout à fait particulier”. C’était une succession de plans, à la fois de transport des cadavres par charrette, des scènes de vie dans des villages de repos où les militaires se mélangent à la population civile, une remise de décoration très émouvante dans la tranchée elle-même… Des scènes assez peu filmées par les opérateurs officiels. Jamais je n’avais vu des points de vue comme celui-là. Depuis, c’est vrai que c’est devenu un film mythique. 

Dans le registre “film de famille” plus que “film amateur”, nous avons aussi les films de la collection Greffulhe qui ont certainement été tournés par un opérateur professionnel Gaumont sous la direction de Madame Greffulhe. Ils documentent la vie de cette famille, qui est quand même une famille hors normes car le comte Greffulhe avait une propriété au-delà de Melun où, de septembre à mi-octobre, il organisait des chasses au faisan où toutes les couronnes d’Europe étaient conviées. Ces films apportent donc un point de vue sociologique très intéressant puisqu’il existe très peu de documents visuels sur la vie de la haute société aristocratique française à la fin du XIXe ou début du XXe siècle. 

 

Vous l’expliquez assez clairement : en réalité, vous vous positionnez plus sur du film de famille que sur du film amateur. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. 

Oui, en effet, mais parfois, ce sont des amateurs qui ont pu filmer. Par exemple, pour les images de la famille Comandon, je ne suis pas sûre que ce soit le docteur qui ait tout filmé. C’était peut-être quelqu’un dans son entourage qui avait une caméra et qui filmait, parce que, de temps en temps, on voit Comandon à l’image. 

Il en va de même pour les films de Georges Thibault. Nous avons cinq titres différents : “Jeux au jardin”, “Ronde d’enfants dans le jardin”, “Partie de cartes dans un jardin”, “Partie de colin-maillard dans un jardin”, “Jeu de grenouille au jardin”. On est donc vraiment sur du film de famille mais on le voit parfois à l’image, ce qui signifie qu’il y a quelqu’un qui tourne la manivelle. 

En revanche, la personne qui a tourné dans les tranchées, c’est Albert Gal Ladevèze. Lui était soldat, pas photographe. On est bien face à un film amateur.
Le format aussi est important pour faire la distinction. Pour les films de Comandon, on est sur 9,5 mm. Pour le film tourné dans les tranchées, nous avons trois bobinots de 28 mm. En ce qui concerne Eiffel, Greffulhe et Georges Thibault, les films sont en 35 mm. Ce n’est pas un format réduit, mais un format professionnel. 

Il s’agit donc soit de films amateurs, soit de films de famille quasi professionnels, mais tous vont documenter des choses assez exceptionnelles. 

 

Comment avez-vous récupéré ces films ? 

Les films en nitrate sont confiés au CNC. Avec l’ECPAD [Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense] qui ne conserve que sa propre collection, le CNC est le seul établissement en France autorisé à conserver des films en nitrate. Comme nous alertons sur les dangers de ce type d’objets filmiques, en règle générale, on nous dépose les films en nitrate. 

Des films dont nous avons parlé, ceux de Georges Thibault et de la famille Greffulhe sont en nitrate. Les autres, en safety, nous ont été déposés par différentes institutions. 

 

Le CNC n’en est donc pas propriétaire, mais juste dépositaire ? 

En effet, contrairement à beaucoup de cinémathèques en région, nous réceptionnons surtout les dépôts de sociétés – sociétés de production, de distribution… Nous ne faisons pas de vente d’images. Nous sommes avant tout des intermédiaires entre, d’un côté, les déposants et, de l’autre, les documentaristes et les documentalistes qui font des recherches pour des sociétés de production. 

 

De quelle manière ces films amateurs sont-ils ensuite exploités ? 

Il nous arrive de les montrer. C’est le cas des films de la famille Greffulhe. Une année, j’avais fait une petite programmation à l’occasion d’un des congrès d’Inédits. L’un d’entre eux a eu un énorme succès. Un succès mondial sur un malentendu…! C’est celui du mariage de la fille de la comtesse Greffulhe. Quelqu’un a dit : “Oh, on voit Marcel Proust en train de descendre les escaliers”. Or, en fait, ce n’était pas Marcel Proust. Mais le film a fait le tour du monde. Ça a même fait la Une du New York Times

Nous sommes très ouverts au partage de ces films de famille. Surtout quand nous sommes propriétaires des supports dans le cas où les films nous ont été donnés. Ce sont des films anonymes donc dans le domaine public. On peut donc les montrer assez facilement. 

Les films de la famille Greffulhe ont aussi été montrés dans le cadre d’expositions, par exemple, au Musée Galliera. Notamment un film où l’on voit la comtesse Greffulhe en robe du soir chez elle. Nous mettons beaucoup de films de la Belle Epoque à disposition des institutions culturelles dans le cadre d’expositions. 

 

A votre avis, peut-on parler aujourd’hui de renouveau du cinéma amateur ? 

Vous savez, je crois que c’est un engouement depuis une vingtaine d’années déjà. Ces films ont d’abord été connus grâce au travail mené depuis trente ans par les cinémathèques ; la cinémathèque de Bretagne en particulier, qui a été la première à vendre ces images. Je me souviens qu’ils avaient vendu des images pour une publicité pour Bic où l’on voyait le baron Bich à la barre d’un de ses bateaux. 

On s’est rendu compte que le film amateur ou de famille ne se réduisait pas au mariage de la nièce ou à la communion de Thérèse, mais que ça pouvait être autre chose ! Cela a permis de se dire : “On peut trouver un intérêt différent à ces images”. Un intérêt sociologique, un intérêt ethnographique. 

 

“Les documentalistes y ont eux aussi 
trouvé une manne incroyable” 

 

Vous avez aussi des gens qui font des films de fiction. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment ces amateurs intègrent les codes du cinéma industriel et commercial dans une production “maison”. Quelques grands réalisateurs ont par ailleurs dit leur passion pour ces films-là, comme Steven Spielberg avec Super 8. Il y a également eu un revival des films amateurs grâce aux films comme Tarnation qui ont montré qu’il pouvait y avoir de la profondeur dans ce genre. Les documentalistes y ont eux aussi trouvé une manne incroyable, une source formidable – même si, au bout de vingt ans, on retrouve un peu toujours les mêmes images…. Ils restent néanmoins à l’affût d’images originales en fonction de tel ou tel sujet.

Il y a donc de nombreuses raisons de s’intéresser à ces films. C’était d’ailleurs l’un des enjeux au sein de la Fédération des Cinémathèques et Archives de Film de France (FCAFF) au début des années 2000. C’était une époque où les cinémathèques classiques, qui conservaient des films d’auteur regardaient avec un peu de condescendance les cinémathèques qui s’occupaient des films amateurs. Nous avons fait beaucoup de chemin depuis ce moment-là. C’est bien ! 

Ce sont, à mon sens, des objets qu’il faut traiter exactement de la même façon. On ne va pas forcément leur faire dire la même chose, mais les uns autant que les autres ont droit de cité et d’être conservés correctement.

 

“Nous ne gérons plus les collections 
comme des collectionneurs de film” 

 

Comment expliquer cette réhabilitation du film amateur dans le milieu du cinéma ? 

Je pense que c’est un problème de génération. Une fois que les fils spirituels et putatifs d’Henri Langlois ont disparu, la génération d’après – à laquelle j’appartiens – s’est révélée plus ouverte. 

C’est aussi lié à une question de professionnalisation. Nous sommes aujourd’hui beaucoup moins dans l’affect. Nous sommes là pour gérer une collection de films, que ce soit des films amateurs, des films de Jean-Luc Godard ou des documentaires anonymes. 

Nous ne gérons plus les collections comme des collectionneurs de film, mais de manière à avoir des ensembles cohérents intellectuellement, stylistiquement ou selon des thématiques. Nous sommes là pour offrir une bonne conservation et une bonne prise en charge à des films qui sans des institutions patrimoniales comme le CNC ne pourraient pas les avoir. Autrement dit, pour gérer un patrimoine cinématographique et pour rendre le service que l’on doit rendre au public. 

 

Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 21 juillet 2022