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« Les années super 8 » Annie Ernaux

journaliste
Auteur(e) : Inès Edel-Garcia

Publié le 16 mars 2023

Annie Ernaux : “Les images, au fond, ne disent pas grand chose. Il faut les faire parler”

À l’occasion de l’avant-première du film “Les années Super 8” le 21 juin 2022 au Forum des Images à Paris, Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot sont revenus sur les secrets de fabrication de ce documentaire (61’) réalisé main dans la main sur la base d’archives familiales. L’occasion pour celle qui allait se voir décerner quelques mois plus tard le Prix Nobel de Littérature d’évoquer des années déterminantes de sa vie. Le film est sorti en salle en décembre 2022.

 

“Un fragment d’autobiographie familiale”. Voilà ce que nous ont livré la romancière Annie Ernaux et son fils David Ernaux-Briot en 2022 avec Les années Super 8. Le film que la mère et le fils ont co-réalisé fait le pari de reconvoquer les films de famille tournés entre 1972 et 1982 par celui qu’Annie Ernaux continue aujourd’hui encore d’appeler “Philippe Ernaux”, pour ne pas dire le père de ses deux enfants et à l’époque, son époux. 

 

Scènes du quotidien à Annecy et à Cergy, anniversaires, réveillon de Noël, séjour au ski, voyages au Chili, à Tanger, en URSS, à Londres, en Espagne, en Albanie ou encore en Corse, la caméra Super 8 Bell & Howell a tout capturé ou presque. Pourtant, avec le temps, ces films qui “dormaient dans un placard” ont fini par être oubliés. Par être même abandonnés puisqu’à leur séparation, Philippe Ernaux a choisi de laisser les bobines et le projecteur à son ex-femme.

 

Un “happening théâtral”

Bien des années plus tard, David Ernaux-Briot a retrouvé ces films et s’est rendu compte que “ce qui était filmé à l’écran était matériellement très intéressant”. Grâce à ces images, il a comme redécouvert son père : “C’était quelqu’un qui cadrait bien. C’était des images assez classiques mais on voyait qu’il filmait ce qu’il voulait que la vie soit” rapporte-t-il. En parlant de “happening théâtral”, Annie Ernaux souscrit aussi à cette idée de fiction familiale qui cherche à “saisir le présent” et à “rendre encore plus fort ce qu’on est en train de vivre”.

 

Ce film enchanté laisse toutefois entrevoir la dislocation progressive du couple. Les images évoluent : tandis que la famille est au cœur des tout premiers films, à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980, les visages s’évanouissent peu à peu au profit des paysages. Un éloignement qu’Annie Ernaux attribue très certainement à l’écriture puis à la publication en 1981 de La femme gelée, un texte dans lequel elle raconte subtilement la mécanique de l’aliénation domestique. “On voit comment l’écriture vient enrichir une vie et comment cela nous rend différents au sein du couple” analyse-t-elle. Et d’ajouter : “J’écrivais en secret car il m’était impossible d’en parler à mon mari, et encore moins à ma mère”.

 

Pour autant, ces cinq à six heures de rushes de films muets, il a fallu les révéler. “Les images, au fond, ne disent pas grand chose. Il faut les faire parler” explique Annie Ernaux. Les faire parler du “milieu social” et de “l’une des décennies les plus bouleversantes pour ma génération, pour les femmes notamment” poursuit l’écrivaine pour qui rétrospectivement “la femme à l’image semble toujours se demander ce qu’elle fait là”.

 

Des images montées “sous la voix”

Ensemble, la mère et le fils ont d’abord visionné les images avant qu’Annie Ernaux n’entre en écriture. La romancière s’est alors replongée dans ses journaux intimes de l’époque pour “faire correspondre le présent vécu” avec les images. Après quoi, le texte de la voix off, amputé aux deux tiers pour pouvoir tenir sur une heure, a été enregistré pendant le confinement pour que David Ernaux-Briot puisse par la suite “monter sous la voix”. “Parfois, les images illustrent le propos, parfois elles le contredisent. En tout cas, je me suis amusée à déconstruire certains stéréotypes familiaux” confie Annie Ernaux.

 

Un travail de bruitage discret et évocateur a également permis d’habiller ces films de famille. Des sons que David Ernaux-Briot qualifie de “marqueurs mémoriels” pour venir “faire mémoire chez les spectateurs”. La musique a elle aussi été utilisée pour “soutenir le sentiment” et “ancrer le film dans le présent” en veillant toutefois à ne pas apporter de nostalgie. 

 

La nostalgie ? Un sentiment qu’Annie Ernaux réfute assez catégoriquement : “Je n’ai pas de regret, pas de nostalgie. J’éprouve un détachement. Le film n’a pas d’effet psychologique sur moi. C’est un passé qui n’est plus actif”. De son côté, David Ernaux-Briot se montre plus nuancé : “Le rush n’était pas une substance sensible immédiate. En revanche, c’est une fois le film monté qu’interviennent alors l’émotion et la compréhension”.

 

Inès Edel-Garcia