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CANAL-EXTÉRIEUR JOUR

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Auteur(e) : Rosine LEFEBVRE

Publié le 12 avril 2023

FRICTION #5

Miroirs, 1952 . Film 9,5mm . Collection BERNARD-SOHIER – Cinéaste Jacques Bernard

Quand l’écriture se frotte à l’image documentaire…

« Le reflet du paysage dans une eau en mouvement fascine, hypnotise. Il devient métaphore du jeu de l’acteur et du regard de l’artiste: une représentation du réel à la fois déformée et mise en forme. Sur le quai d’un canal, une comédienne marche et interprète le décor dans le miroir d’eau, comme une façon peut-être de se préparer à jouer l’Ophélie de Shakespeare sans trop s’y noyer ! »

 

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Il est tôt. Trop tôt. Sous les paupières, les éclats de la nuit scintillent encore. Sonia ouvre les yeux sur un plafond blanc qui ne lui est pas familier. Quelques instants lui seront nécessaires pour qu’arrivent à la conscience le lieu et le moment.  Chambre, intérieur nuit … ou jour ? Le volet roulant est trop opaque pour répondre à la question. Chambre d’hôtel aseptisée, impersonnelle, sans charme.  Deuxième jour de tournage. Déjà épuisée par la journée d’hier.  Se lever, être fin prête pour le rendez-vous avec l’assistant qui doit la conduire sur le décor,  maquillage-coiffure à 8h45,  prête à tourner à 10h. Séquence 93. Dernière séquence du personnage.

Décidément, Sonia préfère le théâtre. On répète dans l’ordre de la pièce, le rôle se construit au fur et à mesure de l’écriture sur le plateau, on prend le temps de la complexité. Ici, tout est à l’envers. Elle doit commencer par la fin, la séquence de la rivière, la plus difficile à jouer, la plus compliquée à tourner, la plus dangereuse aussi.

 

« Tout auprès d’un ruisseau un saule se penche 

qui mire dans les eaux son feuillage gris… » *

 

Le besoin de respirer est trop fort et cette chambre étouffante. Il faut sortir, prendre l’air, tout de suite. Elle enfile un imper directement sur son T-shirt de nuit. Elle relève ses cheveux, les attache avec une pince et le tour est joué. Elle est déjà dans l’escalier. Pas l’ascenseur, ce n’est pas le moment de s’enfermer à nouveau.  Sonia presse le pas jusqu’au canal, qui heureusement est tout près de l’hôtel. D’habitude, les paysages d’eau l’apaisent. 

Le matin est gris, il fait un peu frais. Un sourire intérieur lui dit que le ciel est raccord. Sur le pont, elle s’arrête un instant et regarde la scène : à cour comme à jardin, le décor a la tête en bas, comme dans le fond d’une camera obscura. Elle adore observer ce basculement de l’image réelle. Son esprit s’évade :  est-ce ainsi que certains voyaient naïvement les habitants de l’hémisphère sud ? Cette pensée la fait rire. Elle continue son chemin sur le quai, mais ne regarde plus le reflet, toujours inversé, de l’autre rive.  Plus près d’elle, l’image dans l’eau redonne au réel sa verticalité, aux maisons leurs pignons à gradins montant vers le ciel. On reprend pied, enfin si l’on peut dire. Le vertige est différent, il s’apparente plutôt à un trouble oculaire : les droites et les angles perdent leur raideur, rien n’est stable, la vision est en perpetuum mobile. Le soleil peine à se cacher derrière un tronc d’arbre qui danse comme un serpent. Elle pense aux cyprès, aux oliviers, aux champs de blé de Van Gogh. Elle pense au ciel de la Nuit étoilée ou aux fonds, tout en courbes, des autoportraits, dans lesquels seul le regard perçant crée la stabilité.  Plus loin, l’image d’un moulin, aux ailes immobiles, se dessine dans l’eau en mouvement, comme une improbable fusion du Montmartre de Vincent et de la Flandre d’aujourd’hui. 

 

« Tout auprès d’un ruisseau un saule se penche 

qui mire dans les eaux son feuillage gris,

c’est là qu’elle est allée tresser des guirlandes 

capricieuses, d’ortie et de boutons d’or

de marguerites et des longues fleurs pourpres 

que les hardis bergers nomment d’un mot plus libre

mais que nos chastes vierges appellent doigts des morts. » *

 

Ophélie, ô folie ! Son professeur de théâtre faisait toujours ce jeu sur les mots,  jeu du signifiant et du signifié. Elle s’en souvient.  Mais cette folie, d’où vient-elle ? Comment la jouer, pour ne pas se noyer dans la fragilité si communément admise de l’ « esprit » féminin. Sonia cherche dans l’eau la trace d’une fleur, d’une feuille, ou d’une branche au moins, à la recherche du courant qui la ramènerait sur le bord. Rien de cela. L’image est citadine. La ville reprend son cours de la journée : mariniers, passants, voitures et tramways. Les remous pourtant semblent vouloir effacer grilles et façades, les entraînant dans une distorsion psychédélique. Il est temps pour Sonia de retourner à la réalité, à ce métier qui est le sien de donner forme à la fiction et de tendre un miroir, pour qu’une Ophélie puisse peut-être y apercevoir son reflet. 

 

Texte de Rosine Lefebvre lu par Valérie d’Amico

 

* Hamlet – Shakespeare, traduction Yves Bonnefoy  (Gallimard) 

Sources documentaires :