Publié le 22 mai 2023
Atelier de filature, 1960-66 . Film 16 mm . Collection LES AMIS DE LA LAINIÈRE ET DU TEXTILE
L’une est du Sud, l’autre du Nord. L’une a voyagé, l’autre pas, sauf pour aller de la maison à l’usine et retour. Leurs pas et leurs histoires se croisent dans une fabrique de chaussettes, accessoire vestimentaire injustement méprisé, qui sera la clé secrète d’un chemin salvateur.
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Elle était sur la machine d’à côté, Lucette. C’est elle qui m’avait dit qu’on embauchait aux Lainières. Son refrain, c’était : « Lucette, elle est dans la chaussette ! … » Et puis elle me disait : « Maria, dans cet atelier, c’est dur, c’est l’usine, tu dois être rapide et rester concentrée. Si tu rates une maille, t’es bonne pour tout recommencer. Et c’est mieux de pas, question rendement. Mais tu verras, les chaussettes, ça fait aussi rêver : rien qu’à imaginer tous ces pieds qui vont les enfiler et marcher avec, dans tous les coins du monde, tu pars en voyage, sans rien dépenser. Mais faut quand même pas trop rêver, sinon gare à la maille qui se fait la malle ! Toi, t’as les doigts qui vont bien : fins, agiles, pas des boudins, et puis, t’as pas les pieds dans l’même sabot ! » Elle avait toujours le mot pour rire, Lucette. Au début, j’avais du mal à comprendre sa façon de parler, l’accent, les expressions. Elle devait m’expliquer. Après, j’ai pris l’habitude.
Dans l’autocar du matin, tout le monde finissait sa nuit en silence. L’embauche à cinq heures, c’était dur. Mais pendant le trajet du retour, Lucette racontait des blagues. Une heure et demi de route, ça laissait le temps: « Faites pas ces têtes: les kilomètres en autocar, ça fait économiser pas mal de paires de chaussettes, non ? ! » Impossible de rentrer autrement, de toute façon. On habitait trop loin. « Tu nous casses les pieds ! » lui répondait sèchement une qui voulait dormir un peu. On peut comprendre. Un peu de silence avant de commencer une seconde journée de travail, pleine de vaisselle, de linge sale – tiens encore des chaussettes ! – et de questions d’enfants au retour de l’école. Pas de répit jusqu’au coucher. Souvent Lucette profitait de l’occasion pour une nouvelle sortie qui faisait rire la moitié du car : « T’as bu quoi à la pause, du jus de chaussettes ? Un vrai café, c’est comme les carottes, ça rend aimable ! »
Elle ne parlait pas beaucoup d’elle. Sauf une fois, pendant une pause. Mais vingt minutes, ça ne donne pas le temps de rentrer dans les détails. Sur le sujet, il n’y avait pas de quoi blaguer, mais elle y arrivait quand même. Son père avait disparu dans les tranchées, on n’a jamais bien su si c’était lui ou un autre, sous la croix au cimetière, et sa mère s’était usé la peau et les os à nettoyer bureaux et vestiaires à la mine. Avec son œil à sourire, elle ajouta : « Mon grand frère, lui, il est parti tout jeune, avec une belle espagnole comme toi…mais c’était la grippe ! La totale quoi ! Y’ avait pas d’argent, fallait pas abîmer les chaussures de l’école, alors dans la cour, je jouais pieds nus. Et tu vois, maintenant, j’suis dans la chaussette, un vrai progrès ! » Et ce fut tout.
Les pieds, la marche, c’était son truc à elle, une obsession même. Forcément, des années à fabriquer des chaussettes, ça finit par déteindre. Elle voulait toujours que je lui raconte comment mon père avait traversé les Pyrénées à pied et plus tard la France, en montant toujours plus vers le Nord, par étapes. Pas pour le plaisir de l’aventure, juste pour la survie, mais tous ces kilomètres la fascinaient, elle qui n’avait jamais quitté le Nord, et même jamais vu la mer pourtant pas si loin. On n’était pas beaucoup d’espagnols dans la région , alors elle se demandait.
D’un jour au lendemain, la machine s’est enrayée. La parole a perdu ses couleurs vives, le visage s’est fermé, seul l’œil semblait pétiller encore, comme fixé sur une image lointaine impossible à partager. Ça a duré une semaine et puis elle a disparu. Personne ne savait, mais tout le monde imaginait des choses. Pas de mari, ni d’enfants à la maison, pas d’indice de ce côté-là. Les imaginations des bavardes allaient bon train dans l’autocar et dans les vestiaires: crime de rôdeurs ou de voisins louches, coup de foudre à la dernière ducasse, mariage secret, corps dépecé qu’on retrouverait dans le bois ou les poubelles. Faits divers et contes modernes égayaient les soirées des ouvrières du textile.
Moi j’avais mon idée, mais je ne disais rien, de peur qu’on se moque de moi, ou d’elle. Je pensais qu’elle avait juste eu envie de marcher, de mettre un pied devant l’autre, le plus longtemps, le plus loin possible et que sans repère, ni autre raison d’avancer, elle s’était égarée. Un jour, elle m’avait raconté son rêve secret: faire autant de pas qu’elle avait fabriqué de chaussettes et voir jusqu’où ça la mènerait. Mais elle en avait perdu le compte !
Les semaines, les mois ont passé, pas de nouvelles de Lucette. On l’oubliait.
Elle aurait dit: comme une vieille chaussette tombée derrière une armoire !
Un jour, je reçus une carte postale du Finistère. « J’ai marché, respiré, marché, regardé, marché, lavé tous les jours mes chaussettes pour avoir les pieds contents, je n’ai pas trouvé le chemin de ton père, ni celui de Saint Jacques, mais on dit que la Bretagne ressemble un peu à la Galice. Je vais m’arrêter là. Maintenant, je marche dans l’eau, sans chaussettes, mais ne le dis à personne ! Ton amie Lucette. »
« No se lo diré a nadie. Será nuestro secreto. »*
*(traduction de l’espagnol : je ne le dirai à personne, ce sera notre secret)
Texte de Rosine Lefebvre lu par Maria Dolorès Diaz Alonso
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