Publié le 13 juin 2023
Un temps installé à Asnières-sur-Seine puis à La Courneuve, le laboratoire cinématographique partagé de l’association L’Abominable va déménager à Epinay-sur-Seine. Et pas n’importe où ! Le collectif d’artistes et de cinéastes adeptes des techniques du cinéma argentique a élu domicile dans les anciens laboratoires Eclair où le projet “Navire Argo” doit voir le jour. Explications avec Emmanuel Falguières, cinéaste et membre de L’Abominable.
Raconter l’histoire de L’Abominable, c’est en partie retracer l’histoire des laboratoires cinématographiques partagés. Initié en France près de Grenoble par la cellule d’intervention Metamkine devenue ensuite l’atelier MTK, ce mouvement va essaimer à la fin des années 1990 et au début des années 2000 dans l’Europe tout entière, donnant naissance au réseau filmlabs.org.
“En 1996, un petit groupe de gens décident de fonder [L’Abominable] pour essayer de mettre la main sur un certain nombre d’outils de développement et de tirage de manière à s’affranchir des processus des grands laboratoires commerciaux de l’époque, au pic du photochimique, comme Eclair ou GTC. Parmi les membres, on trouve toute une frange de personnes qui viennent du DIY et des squats” raconte Emmanuel Falguières, cinéaste au sein de l’association L’Abominable.
Sorts et ressorts du cinéma argentique
D’abord installée dans une cave à Asnières-sur-Seine, l’association L’Abominable réunit durant ses premières années d’existence des artistes qui travaillent les techniques du cinéma argentique, à la marge certes, mais dans un contexte où tout le monde utilisait la pellicule. Or, au tournant des années 2010, le numérique révolutionne les usages et une partie de l’industrie du photochimique finit par s’effondrer. L’Abominable se retrouve alors dans une position particulière : assez soudainement, l’association devient un lieu où se perpétuent des techniques qui deviennent de plus en plus rares.
Au même moment, en 2011, l’association se voit offrir l’opportunité d’occuper une ancienne cantine centrale de 850 m2 située sous l’école primaire Joliot-Curie à La Courneuve. “A cette époque, les gens commençaient à vendre leur matériel car les laboratoires faisaient faillite. Un certain nombre d’outils sont donc arrivés à L’Abominable. C’est resté un laboratoire partagé entre cinéastes mais ça a pris une ampleur exceptionnelle au sein de notre réseau qui correspond plutôt à des lieux avec des petits moyens” explique Emmanuel Falguières. Développeuses couleur ou noir et blanc, tireuse optique JK ou Oxberry ou tireuse contact, table de montage, banc titre d’animation, sous-titrage laser… progressivement, l’association se dote de l’ensemble de la chaîne de la post-production du cinéma argentique.
“Sans distinction entre professionnels et amateurs”
Le fonctionnement du laboratoire partagé est simple. Après un échange avec l’équipe de L’Abominable et une journée d’initiation, les cinéastes intéressés deviennent alors membres de l’association et sont autorisés à venir travailler quand ils le souhaitent au laboratoire. “On ne fait pas pour les gens mais les gens viennent faire avec les techniques qu’on leur apprend. L’enjeu est qu’ils soient autonomes sur les machines et que l’accompagnement soit de plus en plus léger. Le dernier niveau de la fusée, une fois qu’ils sont autonomes, c’est qu’ils deviennent eux-même accompagnants” fait remarquer Emmanuel Falguières.
Sur place, les membres de la coopérative travaillent majoritairement le 35mm mais aussi le Super-8 et le 16mm. “On s’est attaché à accueillir des gens qui avaient envie de filmer, sans distinction entre professionnels et amateurs. Dès lors que l’on travaille dans les marges, que ce soit le cinéma expérimental ou amateur, cette distinction devient de plus en plus fine et de moins en moins pertinente” souligne Emmanuel Falguières, par ailleurs réalisateur de Nulle part avant, un long-métrage documentaire de 3h30 sorti en 2018 qui réemploie notamment des films de famille des années 1940.
“Notre attention à la manière dont les films sont faits nous a souvent mis sur la trace de gens qui s’intéressent au found footage et aux films de famille. Il y a une rencontre un peu évidente. “J’ai des bobines et je ne sais pas quoi en faire. Est-ce que c’est du négatif ou du positif ? Est-ce que c’est en bon état ou abîmé ? Qu’est ce que ça contient ?” Comme nous avons ce savoir-faire pour sortir les images, quelque chose se joue entre nous” poursuit Emmanuel Falguières.
Dans le catalogue de l’Abominable Même si l’Abominable ne se revendique pas comme une cinémathèque, le catalogue des films fabriqués en partie dans le laboratoire compte aujourd’hui près de 400 films. Parmi eux, on peut citer : – “Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune” d’Anne Salzberg, Super 8, 16mm et vidéo sur vidéo, couleur et n&b, 84’ (2022) – “Navigators” de Noah Teichner, 16mm et 35mm sur 35mm, n&b et couleur, son, 85’ (2021) – “Un usage de la mer” de Fabrizio Polpettini, Super 8 et 16mm sur 16mm, couleur et n&b, 52’ (2021) – “Nulle part avant” d’Emmanuel Falguières, HD 16/9, 16mm, Super-8 sur vidéo, couleur et n&b, 205’ (2018) – “Cailloux, rocher, algues” de David Dudouit, Super 8 sur 16mm, n&b, 5’40 (2018) – “Retour à la rue d’Eole” de Maria Kourkouta, 16mm, n&b, 14’25 (2013) – “Beyrouth, automne 2005” de Leila Saadna, 16mm, couleur, sil, 8’ (2006) – “Ellipses” de Frédérique Devaux, 16mm, couleur et n&b, 5’22 (1999) – “Objets trouvés” de Anne Marie Cornu, 16mm, couleur, 5’ (1998) |
Une nouvelle opportunité sur les anciens laboratoires Eclair
Après une dizaine d’années à officier à La Courneuve, l’Abominable est priée de quitter l’école Joliot-Curie concernée par la rénovation de la Cité des 4000. Coïncidence ou pas, la Ville d’Epinay-sur-Seine, propriétaire depuis 2018 des anciens laboratoires Eclair après leur liquidation judiciaire, réfléchit à cette époque à monter un projet d’urbanisme autour de ces 4 hectares en friche depuis la fermeture définitive du site en 2015.
L’Abominable propose alors à la municipalité un projet qui combine à la fois un laboratoire cinématographique partagé tel que l’Abominable l’a construit à La Courneuve et une petite salle de cinéma dédiée au cinéma argentique. Pour l’association, l’enjeu est de pouvoir assurer une continuité patrimoniale dans des lieux connus de tous, où certains de ses membres ont même travaillé par le passé, avec l’intention de rouvrir ces espaces au public.
Ce projet est baptisé “Le Navire Argo”. “A l’origine, le Navire Argo est un navire de la mythologie grecque qui est réparé au fur et à mesure du voyage. C’est aussi une immense constellation qui a été divisée en plusieurs petites constellations : les voiles, la proue… C’est donc à la fois l’idée d’être embarqué dans une aventure et de remettre les choses ensemble, de rassembler ce qui a été dépecé au fil du temps notamment par l’industrie” détaille Emmanuel Falguières.
Le projet finit par être validé par la commune qui confie à l’Abominable un bâtiment de 1 500 m2 dans lequel étaient autrefois développées et tirées les copies zéro. Un bail emphytéotique de 35 ans à loyer symbolique est négocié entre les parties en échange de la réhabilitation des locaux par l’association. Pour l’heure, l’Abominable continue ses recherches de financements dans l’espoir de démarrer le chantier en septembre 2023. Il faudra ensuite compter 10 mois de travaux puis 6 mois pour remonter les différentes machines. Avec un peu de chance, le Navire Argo pourra ouvrir ses portes pour la nouvelle année 2025.
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