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Les Films

UN HIVER DE GLACE

SIGNATURE ARCHIPOP
Auteur(e) : Rosine LEFEBVRE

Publié le 19 décembre 2023

FRICTION #10

Films de Pierre Vincke . Collection CLUBS DES CINÉASTES AMATEURS DUNKERQUOIS | Film 16mm et 8mm
Henri Grognet . Collection GROGNET | Film 16mm
Edmond Glineur . Collections DELOS | Film 8mm
Anne Bon . Collections BON | Film 9,5mm
Victor Loth . Collections LOTH | Film Super 8

Quand l’écriture se frotte à l’image documentaire…

La neige et la glace ont des vertus photographiques indéniables et la métamorphose qu’elles imposent au paysage séduit au premier regard. 

Deux mots, à côté du titre des films, ont résonné dans une autre tonalité: Hiver 54, date marquante d’une alerte indignée, toujours en vigueur, sur les conséquences des extrêmes climatiques pour les êtres que nous laissons sans abri, ni ressources. Contraste violent entre beauté poétique et réalité prosaïque. Dualité de l’émotion, friction. Puis l’imaginaire a pris son envol vers un autre résidant des trottoirs de Paris, complètement déboussolé par cet environnement inhabituel : un pigeon. Pourquoi ? Sans doute pour échapper quelques minutes à l’ambivalence tragique de cette univers de glace.

 

Mais que diable fait-il là sur cette banquise ? Pigeon ne comprend pas ce qui se passe. Le square de la Tour St Jacques, le trottoir du boulevard Sébastopol, avec la boulangerie au coin, l’ange perché sur la colonne du Châtelet, où il retrouve toujours ses amis … c’est par où ? Comment a-t-il pu se perdre à ce point ? Et comment est-il arrivé là?   Il s’est peut-être encore assommé contre un carreau de fenêtre ?  Ou bien c’est le froid et la faim, qui provoquent des hallucinations ? Tout ce blanc, ces vibrations,  cette impression de flou … c’est comme… irréel. 

Pigeon part sur le quai à la recherche de quelque chose à picorer ou d’un endroit pour se réchauffer les plumes. En contrebas, l’eau pétrifiée par le froid agit comme un miroir magique, qui reflète des bribes de sa mémoire :  la boulangerie fermée, pas de miettes de pain sur le trottoir du boulevard, un maigre butin emprisonné dans les flaques gelées. Il se revoit, cherchant encore et toujours de quoi survivre, sans succès. Il tournicote autour d’une forme, humaine, recroquevillée, inerte, la main crispée sur une feuille de papier, dure comme de la pierre. Il s’aventure sur la tête grise pour ne trouver que des brins de laine et de cheveux, raides de givre, et soudain, une sirène, une voiture, des hommes qui courent vers lui. Chassé de son promontoire, Pigeon s’envole vers un rebord de fenêtre du premier immeuble qu’il trouve. Ah, c’est peut-être là qu’il s’est cogné contre le carreau ? Mais que s’est-il passé après ? Nouveau brouillard. 

Pigeon, frigorifié, poursuit l’exploration de son nouveau territoire, qui tend vers l’infini. Une banquise, oui, mais, vu de plus près, le relief escarpé dessine grottes, tunnels et ponts de neige glacée. Un archipel d’îles flottantes descend le chenal pour rejoindre la mer, des amoncellements de blocs enchevêtrés évoquent le naufrage d’un chalutier dans l’Antarctique ou les décombres d’une ville bombardée, blanchis par le sable et la poussière: une beauté chaotique, picturale, mais inquiétante qui lui cloue le bec. Cette glace à la dérive réveille un nouveau souvenir : perché sur la boîte métallique d’un bouquiniste, il avait aperçu de loin un congénère, volatile comme lui, mais tout blanc, trônant sur un bloc de glace, fier comme un capitaine à la tête d’une flotte d’icebergs miniatures. 

Pigeon se revoit sautant sur les marches de pierre qui glissent vers le quai, pour mieux observer. Telle une apparition féérique, une colombe, majestueuse, élégante dans sa robe immaculée, joue de son col gracieux, devinant, fixé sur elle, l’œil rond et vermillon du pigeon, posté sur le bord.  Regards croisés, dandinements, bruissements d’ailes, plumes en vrac. La colombe décolle vers l’ouest, profitant d’un courant d’air. Pigeon, sans réfléchir, s’élance dans son sillage.  C’est l’aventure. Jamais il n’avait encore quitté les trottoirs parisiens ni les quais de la Seine. Du Pont-au-Change au pont Mirabeau, de clochers en cheminées, d’arbres en poteau électrique, les deux volatiles voyagent à bonne distance, chacun testant la constance ou la ténacité de l’autre. Pendant le trajet, un doute survient pourtant quant à l’identité de sa séductrice. Est-elle vraiment colombe ? Puis le doute s’envole lui aussi, emporté par le courant d’air.

A part un ou deux petits emplumés qui s’aventurent au ras du sol, pas de rencontre pendant le voyage. Le paysage est figé sous le givre et la glace, tout se confond,  campagnes, villages, rivières et chemins. Drôle de saison pour un amour tout neuf.

Oui, le fil de l’histoire se reconstitue peu à peu. Tout en poursuivant la coquine, il se disait que finalement la vie d’un pigeon voyageur était beaucoup plus excitante que celle d’un pigeon de Paris. Survolant dunes enneigées et falaises de craie, Colombe semblait savoir où elle allait, il la suivait toujours, ivre du bonheur de découvrir un monde nouveau. Une lumière intense émanait du décor, aveuglante. 

C’est donc sur cette patinoire géante que s’est terminé le périple. Mais où s’est-elle dissimulée, la sauvagine ? Personne dans le paysage, ou presque… Un ou deux bipèdes sans ailes cherchent désespérément l’équilibre dans cet incroyable désordre. Glissades, chutes, gesticulations témoignent de la vanité de leur assurance, de la fragilité de leur arrogance. Mais ça les fait rire.

Soudain un cri répond aux rires, un cri qui se répète en écho et se démultiplie, un cri perçant, aigu, moqueur, bien loin du caracoulement familier, un cri… de MOUETTE, évidemment ! Il aurait dû s’en douter. Apparence trompeuse… ou c’est la vue qui baisse ? La traîtresse l’attend sur la proue d’une barque de glace érigée en promontoire. Pigeon se pose, prêt à lui voler dans les plumes. Il découvre alors qu’elle est beaucoup plus grande que lui. De loin et dans les airs, elle trompait son monde. Pigeon intervient : tu n’es pas colombe !  Elle détourne le col vers l’horizon et répond: je suis si fatiguée… me reposer un peu… je suis une mouette… ce n’est pas ça…* je suis un goéland.  Avec la mouette, toujours on me confond, mais avec une colombe, ce n’était pas encore arrivé.  

Goéland braque son œil noir sur Pigeon et décolle dans un rire sonore et sardonique.

* La mouette – Anton Tchekhov- traduction André Markowicz et Françoise Morvan (Babel)

Texte et voix Rosine LEFEBVRE

Sources documentaires :
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