Publié le 29 novembre 2024
Le film documentaire “TOC-TOC-TOC” est à l’image du projet de rénovation énergétique de la Cité d’Orient à Harnes. Il a été co-construit avec les habitants du coron, à l’initiative de la Chaire Acclimater les Territoires Post-Miniers. En 2022, l’architecte et doctorante Mélusine Pagnier s’est installée dans l’ancienne cité minière pour expérimenter la “permanence architecturale” dans le cadre d’une thèse co-financée par le Ministère de la Culture et par le bailleur Maisons et Cités sur la participation des habitants dans les opérations de rénovation énergétique de logement social. Très vite, avec l’aide de la réalisatrice Emma Almosnino, une caméra a commencé à circuler dans le quartier pour faire participer les habitants et documenter la démarche en cours. Pendant près de 2 ans, une trentaine d’habitants âgés de 10 à 75 ans se sont ainsi régulièrement succédés derrière la petite Sony 4K. En résulte un film professionnel à partir d’images amateurs où s’entremêlent enjeux de mémoire et luttes sociales.
Comment vous est venue l’idée de ce film ? Est-ce qu’elle faisait partie du projet de permanence architecturale dès le début ou est-elle apparue en cours de route ?
Mélusine Pagnier : A mon arrivée, je ne pensais pas du tout à faire un film. L’idée est venue au bout de six mois de permanence, en discutant avec ma directrice de thèse, Béatrice Mariolle. Ma maison devenait peu à peu un QG pour le quartier. Il y avait tout le temps du mouvement. C’était assez fou ! Ca donnait envie de montrer la manière dont peut vivre et se développer une “permanence architecturale”.
Surtout, Je cherchais à développer des méthodes pour faire participer les habitants et s’est alors posée la question de faire un film. A la fois pour documenter le travail en cours autour de ma thèse, mais aussi pour en faire une arme pour les habitants, pour qu’ils puissent montrer tout ce qui ne va pas chez eux. Pour en faire un outil de revendication et un témoignage matériel de toutes les luttes ou démarches qui ont pu s’opérer à cet endroit. Pour visibiliser et crédibiliser leurs revendications.
La mise en route a été un peu longue car il a fallu faire une demande de subvention pour pouvoir acheter la caméra.
Dès le départ, vous vouliez en faire un film participatif ?
Mélusine Pagnier : Filmer les gens de près, ça peut vite devenir voyeuriste. Surtout dans des quartiers qui sont souvent très précaires comme c’est le cas de la Cité d’Orient. Je ne voulais pas qu’on arrive et qu’on soit perçus comme une équipe professionnelle, comme une architecte et une cinéaste qui débarquent et qui viennent dire à des gens pauvres : “allez-y, racontez-moi votre vie”.
Avec la Chaire Acclimater les Territoires Post-Minier, qui produit ce film, on s’est alors demandés si l’on ne pouvait pas tout simplement proposer aux habitants de se saisir eux-mêmes de la caméra pour raconter leurs histoires. Avec l’idée que ce soit aussi un vecteur de mobilisation autour du projet, que le film puisse rassembler les gens du quartier et devenir un outil de co-conception en tant que tel.
Avez-vous formé les habitants à la prise de vue ?
Emma Almosnino : Nous avons organisé des ateliers de prise en main de la caméra pour permettre aux habitants de s’approprier l’outil documentaire. Généralement, quand on donne la caméra à des amateurs, ils ont envie ou ont l’impression qu’ils doivent jouer un rôle, qu’on doit alors écrire un texte, un scénario. En documentaire, on ne cherche pas quelque chose d’exhaustif comme dans le journalisme, c’est plutôt l’envie de se raconter qui compte.
Quel protocole avez-vous mis en place ?
Mélusine Pagnier : D’abord, je filmais un peu instinctivement dès que je trouvais un truc intéressant. Je prenais la caméra pour capturer le quotidien. Et puis, petit à petit, les habitants se sont eux-mêmes saisis de la caméra. Elle était stockée chez moi, et mes voisins pouvaient passer la prendre dès qu’ils le souhaitaient. Des enfants du quartier empruntaient par exemple la caméra pendant deux heures lorsqu’ils jouaient ensemble, une habitante filmait un événement qui était organisé dans le quartier, etc.
Est-ce qu’il a été difficile de convaincre les gens d’être filmés dans leur espace domestique ?
Mélusine Pagnier : Au début, on avait essayé de faire du porte-à-porte en leur proposant de participer et de faire des visites de leurs logements, mais on ne se sentait pas très à l’aise. On a simplement fini par laisser la caméra à disposition pour que les habitants puissent choisir la manière dont ils voulaient se raconter.
On avait moins la sensation d’être intrusives. Les visites qu’ils ont filmés de leur logement, où ils sont seuls chez eux avec la caméra, sont assez belles. Ce sont eux qui décident du cadre, du rythme, de ce qu’ils racontent. C’est pour cela que c’est vraiment une co-réalisation.
C’est un peu tout le concept de la permanence architecturale. Cela donne accès à des informations qui sont souvent assez difficiles d’accès et sensibles, et qui reposent sur une confiance qui se crée petit à petit avec les gens parce qu’on les côtoie tous les jours. L’idée c’est de les outiller pour leur donner envie de participer. En fait, notre rapport dépasse le cadre professionnel, C’est un rapport de voisinage. C’est même parfois – quand on s’entend bien – des rapports affectifs.
A la différence des films amateurs traditionnels où l’on a tendance à filmer les moments exceptionnels de la vie – mariages, anniversaires, vacances, votre documentaire fait le pari de filmer la vie quotidienne d’un quartier dans ce qu’il y a de plus ordinaire. Comment réussir à rendre compte de cela à l’image ?
Mélusine Pagnier : D’abord, parce que la caméra était libre d’accès pour les habitants je pense, mais aussi grâce au montage ! Ça a été assez magique car au début, quand on regardait les images filmées, elles nous paraissaient très laborieuses. Le quotidien peut, en effet, n’avoir rien d’extraordinaire. Il faut savoir regarder les images, déceler les petites choses pour comprendre ce qui l’anime, ses enjeux sous-jacents. J’ai été très impressionnée par la dynamique que l’on peut créer à partir d’images qui peuvent sembler, a priori, banales.
A la base, on s’était même dit qu’on aurait certainement besoin d’une voix off pour fluidifier tout cela mais nous n’en avons finalement pas eu besoin. Bien agencées, les images en elle-même racontaient déjà beaucoup de choses. En revanche, nous avons opté pour un système de dessin pour appuyer sur certains passages, pour donner à voir plus facilement au spectateur ce qui se cache derrière certaines images ou certains propos.
On a aussi mis en place un chapitrage. C’est marrant parce qu’Emma voulait vraiment que ce film soit destiné à tout public, alors que moi j’avais tendance à dire : “Mais attends, c’est un film de thèse donc il faut que ce soit intéressant pour des chercheurs”. On a donc essayé de créer différents degrés de lecture : pour un public large et pour un public de chercheurs en architecture.
Emma Almosnino : Oui, et dans tous les cas, on ne voulait pas faire un film qui illustre la thèse de Mélusine. L’ambition était d’aller plus loin et que le film porte la voix des habitants.
Il n’y a pas de grandes différences entre les prises de vue, sauf quand les enfants ont la caméra entre les mains. Ils ont besoin de jouer un rôle et cherchent à mimer les codes du cinéma de fiction. Qu’est-ce que cela traduit selon vous ?
Mélusine Pagnier : Les enfants ont moins d’inhibition, ils ont moins peur de se montrer et sont plus à l’aise avec ce genre de technologie. Ils sont plus libres et se laissent davantage porter par l’imaginaire, ce qui donne parfois des dialogues qui peuvent paraître complètement fous, mais qui ont, en réalité, énormément de sens. Ils disent beaucoup de choses du réel, de façon onirique ou détournée. Ces enfants n’ont pas connu les mines mais ce souvenir est constamment présent dans le quotidien. Ils racontent leur histoire, celles de leurs parents, de leurs grands-parents.
Les images des adultes disent aussi beaucoup de choses, mais il y a plus de pudeur. De honte aussi. Moi y compris. Au départ, je ne voulais pas apparaître à l’image.
Les habitants ont-ils été associés au scénario et au montage ?
Mélusine Pagnier : Non, on a pas vraiment réussi à faire ça. Je pense qu’au moment du montage, les habitants ne croyaient pas vraiment qu’on allait sortir un film. On a donc commencé par réfléchir entre nous, puis on a ensuite régulièrement dérushé avec eux et organisé des pré-séances de projection de notre bout-à-bout.
C’est en regardant toutes ces images accumulées que le scénario s’est dessiné. Nous avons essayé de garder ce qui nous semblait être le plus intéressant, le plus pertinent, l’objectif étant de témoigner de ce qui s’était passé autour de ce projet, de documenter cette émulation mais aussi de faire passer des messages auprès de Maisons & Cités pour montrer tout ce qui n’allait pas.
Il y avait aussi une demande très forte des habitants de ne pas “faire misère”. C’est-à-dire qu’on n’était pas là pour pleurer dans les chaumières et montrer que dans le Nord-Pas-de-Calais, la vie est horrible.
Le film ne montre pas l’aboutissement du projet pour des raisons très pratiques : ma thèse devait être soutenue et comme c’était un film de thèse, il fallait que je puisse le montrer. Si on avait continué à tourner, le film serait encore différent aujourd’hui.
Vous avez volontairement fait très peu de coupes dans les séquences. Pourquoi ce choix ?
Emma Almosnino : On voulait conserver un matériau brut. C’est leur parole et on souhaitait la modifier le moins possible. On ne voulait pas d’un clip avec des punchlines. L’objectif était plutôt d’identifier des personnalités, de comprendre le rythme des gens, quitte à avoir des redondances. On voulait vraiment créer une familiarité avec les personnages et leurs réalités !
Est ce qu’on peut considérer ce film comme un travail de mémoire, avec l’idée de laisser une trace au cas où la rénovation ne pourrait pas aller à son terme et au cas où la cité serait finalement rasée ?
Mélusine Pagnier : Grâce au classement Unesco, à l’ERBM (Engagement Pour le Renouveau du Bassin Minier), et à un certain nombre de directives gouvernementales, les cités minières du territoire sont plus protégées que dans d’autres bassins miniers de France. Mais il faut savoir que cette cité a été menacée de destruction plusieurs fois dans l’histoire et c’est quelque chose qui pèse dans les souvenirs des habitants.
Emma Almosnino : Même si on n’était pas dès le début animées par l’idée de témoigner de quelque chose qui pouvait disparaître, le fait qu’on s’inscrive dans l’histoire des mines faisait forcément appel à la question de la transmission. Quand on voulait parler du présent, les gens parlaient souvent, eux, du passé. Y compris les enfants !
Mélusine Pagnier : Il y a donc un enjeu de mémoire, en effet, mais aussi de dénonciation, car si jamais les choses devaient mal tourner, et qu’une démolition était mise sur la table par le bailleur, le film recouvrirait alors de nouveaux enjeux. Il témoignerait d’une injustice certaine faite aux habitants de ce quartier. Des habitants qui se sont énormément impliqués dans ce projet, et ce, bien au-delà du film. Grâce à mes outils de recherche, j’ai pu comptabiliser 1527 heures de travail bénévole fourni par les habitants sur l’année.
En permanence, on assume le fait d’être du côté des habitants, qui se sont d’ailleurs réellement saisis du projet pour créer des contre-pouvoirs. Les bailleurs, comme de nombreuses institutions, peuvent avoir du mal à changer leurs habitudes et à réellement déléguer une partie de leurs pouvoirs. Ce projet documentaire, c’est donc aussi une manière de rappeler que : “Ca tourne ! Si jamais vous décidez de faire une dinguerie, sachez qu’on vous regarde !”.
Surtout, le film documente les effets positifs de la permanence. On ne le voit pas nécessairement, mais au départ, il y avait une très mauvaise ambiance dans le quartier. Les gens se parlaient peu, s’insultaient, se crevaient les pneus, etc. Les sociabilités et les solidarités étaient complètement en déclin, notamment en comparaison à l’époque des mines. Faire un film a aussi permis de rassembler, de recréer une vie de quartier et surtout de favoriser une conscience d’appartenir à un groupe commun capable de défendre ses intérêts. Se raconter, c’est aussi une manière d’exister. Beaucoup nous disaient : “Pour une fois qu’on n’est pas oubliés”.
Quelle est votre ambition pour ce film ?
Mélusine Pagnier : On espère qu’il va être projeté localement, qu’il servira dans d’autres projets de rénovation, qu’il inspirera peut-être des habitants à prendre une caméra, à raconter l’histoire de leur cité, à s’organiser pour se faire entendre, etc. On espère aussi qu’il pourra sensibiliser les collectivités, les institutions locales, les concepteurs et autres experts de la rénovation, qui sont parfois trop distanciés des habitants pour comprendre les bouleversements qu’impliquent ces transformations urbaines dans le quotidien. Et puis peut-être qu’on réussira à le diffuser aussi au-delà du bassin minier, on va candidater à un certain nombre de festivals, etc.
Emma Almosnino : Nous sommes actuellement en train de chercher des financements pour réaliser la suite, pour aller jusqu’aux travaux. A la base, on s’était dit qu’on retournerait un épilogue mais en fait on a envie de faire plus. Il y aurait un “TOC-TOC-TOC 2” avec les travaux, la concrétisation de toute cette implication habitante. Et pourquoi pas un “TOC-TOC-TOC 3” sur ce qui a changé cinq après l’arrivée de Mélusine ! En tout cas, on continue de mettre la caméra à disposition des habitants.
Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 13 septembre 2024
Référence : TOC-TOC-TOC, film réalisé par l’association Les Corons d’Orient, Emma Almosnino et Mélusine Pagnier, produit par la Chaire Post-Minier, le Pays d’Art et d’Histoire, la Ville de Harnes et la DRAC des Hauts-de-France, 1’16”, 2024
Actualités :
-Projection le 6 décembre, à la bibliothèque Andrée Chedid (Paris) : https://www.paris.fr/evenements/projection-debat-du-film-toc-toc-toc-a-la -bibliotheque-andree-chedid-69211
-Soutenance de thèse de Mélusine Pagnier le 10 décembre, à l’ENSAPL (Lille)
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