Publié le 30 janvier 2021
« Regardez, regardez encore, regardez toujours, c’est ainsi seulement que l’on arrive à voir » insistait le psychiatre Jean-Martin Charcot auprès de ses confrères. Nous pourrions reprendre cette injonction pour parler de la nécessité d’une anthropologie visuelle. Cette discipline née avec les premiers films dits ethnographiques saisissait « les peuples primitifs » dans un esprit de collecte. Aujourd’hui la discipline interroge les conditions de production des images, le point de vue de l’anthropologue-cinéaste, la dimension comparative de ce qui est observé, montré. L’analyse des archives se prête particulièrement à cet exercice et éclaire la matière filmique d’une époque, d’une aire géographique, d’une classe sociale.
L’intensité du vécu
La réalité se perçoit à travers ceux qui la vivent et l’inventent. Ici des pêcheurs au départ du chalutier le Richelieu pour la pêche aux harengs, filmés par Pierre Louf, cinéaste amateur de Boulogne sur Mer.
Né à Loos en 1923, P. Louf était un négociant en textile. Il a ainsi fréquenté le milieu de la mer, de la pêche qu’il a filmé en autodidacte passionné.
Sa démarche de cinéaste amateur pouvait s’apparenter à un travail d’ethnologue, celui d’un cinéaste du réel : observation participante, filmer dans la durée les équipages avec lesquels il embarquait pour de longues périodes de pêche en haute mer, témoigner des gestes du travail, des corps des marins, de la dureté de la vie à bord.
Toutefois, partir des choses telles qu’elles sont n’empêche pas la reconstitution de certaines scènes. Dans cette séquence située au début du film le cinéaste demande aux pêcheurs de « jouer » la scène de la prière. On devine au début du plan l’attente d’un signe du réalisateur par les regards tournés vers la caméra. Les hommes enlèvent leurs bonnets, leurs casquettes et commencent à prier.
La prière filmée ici est la suivante : « puissions-nous prendre assez de poisson pour en manger, en vendre, en donner et nous en laisser voler » et la voix off précise : « en partant pour la pêche les équipages du chalutier ne manquent jamais en sortant des jetées d’avoir un regard pour le calvaire de leur falaise. Ils se découvrent, font le signe de la croix que certains accompagnent du Pater de leur enfance ». Sans ce rituel, le départ ne peut avoir lieu.
La chance
Le rituel de la prière des pêcheurs renvoie à la question de la chance qui a des fondements religieux mais également un lien avec les superstitions du monde maritime. Cette chance se gagne par une prière au départ, une bénédiction de la mer ou des offrandes aux dieux des poissons selon les cultures. On retrouve le thème de la pêche miraculeuse dans l’évangile
«Quand Jésus eut fini de parler, il dit à Simon : « Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche. » Simon lui répondit : « Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre ; mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Et l’ayant fait, ils capturèrent une telle quantité de poissons que leurs filets allaient se déchirer. Ils firent signe à leurs compagnons de l’autre barque de venir les aider. Ceux-ci vinrent, et ils remplirent les deux barques, à tel point qu’elles enfonçaient. » (Saint Luc)
La mauvaise chance serait attribuée à la non-observance de ce rituel ou à la transgression : la présence d’une femme à bord, d’hommes ayant le « mauvais œil ». Sur un plan anthropologique, les traditions, les croyances liées à la mer se retrouvent dans de nombreuses cultures. Les dieux, les génies, les saints de la mer renforcent sa personnification. Ainsi les bateaux sont baptisés car seul un bateau baptisé aura de la chance. On trouve d’ailleurs dans de nombreuses images d’archives des Hauts de France des cérémonies de bénédiction de bateaux.
Néo-réalisme boulonnais ?
Nous pouvons rapprocher le cinéma de P.Louf de celui de Vittorio de Seta, documentariste italien des années cinquante dans la mouvance du néoréalisme, qui s’inscrivait dans les pas de Robert Flaherty.
Une approche comparative de ces deux cinéastes, l’un amateur, l’autre documentariste professionnel (de Seta réalise à partir de 1954 onze films sur la vie des paysans et des pêcheurs des îles éoliennes, de Sicile et de Sardaigne) révèle de nombreux points communs.
En premier lieu la transmission d’une culture ancestrale à travers un style de pêche et des rites qui l’accompagnent dans une absence totale de folklorisme non exempt d’une forme de romantisme. Cette approche idéalisée s’incarne chez P.Louf dans le commentaire, le recours fréquent aux contre plongées qui héroïsent les marins. Chez Vittorio de Seta qui tourne uniquement en son direct, les chants et les cris des personnages rythment ses films, rendent grâce aux mouvements des corps. Le quotidien des marins est une aventure simplement rude, une épreuve nécessaire.
Dans « Contadini del mare » (1955) Vittorio de Seta filme la pêche au thon en Sicile. Ici point de chalut, de frêles embarcations, mais la ferveur des pêcheurs est identique à celle de Boulogne-sur-Mer. L’attention portée aux gestes, aux cadences, aux visages dans l’effort, le point de vue de P.Louf rejoint celui de De Seta. On retrouvera cette même approche documentaire chez Roberto Rosselini dans « Stromboli » (1950) dans la séquence de la pêche au thon.
Les paroles de Martin Scorcese « De Seta est un anthropologue qui s’exprime avec la voix d’un poète » nous les adressons à Pierre Louf.
Filmographie
Pierre Louf
Vittorio de Seta, « le Monde perdu » regroupe 10 courts-métrages de 1954 à 1959, DVD Carlotta films
Liens vers ses courts métrages :
« Contadini del mare » https://www.youtube.com/watch?v=GlkeP1ktIJY
« Lu tempu di li pisci spata » https://www.youtube.com/watch?v=27hEMKj8MKo
Robert Flaherty, « L’homme d’Aran », 1934 https://www.youtube.com/watch?v=rIWYXnxz968
Bibliographie
Descola, Philippe, dir. La Fabrique des Images : visions du monde et formes de la représentation, Paris, Somogy & Musée du Quai Branly, Paris, 2010. Publié à l’occasion de l’exposition du même titre du16 février 2010 au 11 juillet 2011
Camille Joseph et Anaïs Mauuarin « L’anthropologie face à ses images », revue Cairn, 2018 https://www.cairn.info/revue-gradhiva-2018-1-page-4.htm
David Mac Dougall « L’anthropologie visuelle et les chemins du savoir », revue le Journal des Anthropologues, p. 279-233, 2004
Marc Piault, « Anthropologie et Cinéma », éds Nathan, 2000
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