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L’ORÉE DU BOIS

SIGNATURE ARCHIPOP
Auteur(e) : Rosine LEFEBVRE

Publié le 23 août 2023

FRICTION #8

La valse triste . Film 16 mm . Collection BERNARD-SOHIER – Cinéaste Fred Maury

Quand l’écriture se frotte à l’image documentaire…

Il arrive que friction devienne conflit et qu’au lieu d’ouvrir de nouvelles perspectives, les deux na(rra)tions se fassent la guerre. La friction – qui devait secouer et bonifier- devient stérile. 

Plutôt que de superposer le texte à l’image qui l’a inspiré, il faut alors les poser côte à côte, à légère distance, pour que les regards se croisent et s’enrichissent l’un de l’autre. Le visage s’anime à l’image, les voix donnent vie au texte. La même valse triste nous entraîne dans les méandres de la mémoire et du rêve.

LIRE

Chaque fois qu’elle entre à L’Orée du Bois, Jeanne se demande qui a bien pu avoir  l’idée de ce nom. Le petit parc, plutôt agréable, attenant à la maison de retraite, n’a pas du tout l’allure d’un bois et la campagne a depuis longtemps laissé place au béton.  Faute de réalité, seule la métaphore demeure et, quand le ciel est sombre dans les yeux de Jeanne,  « l’orée » perd sa poésie et « le bois » devient planches.

Mais aujourd’hui  l’humeur est bonne : soleil de juillet tout en caresse, brise malicieuse qui empêche la chaleur de peser et impatience presque enfantine de partager ses trouvailles avec sa mère.

Dans une table de nuit remisée au grenier, que ni Angèle ni personne n’ouvre plus depuis des années, Jeanne a trouvé une boîte, avec un paquet de lettres reliées par un ruban raidi par le temps, et diverses photos. Sur l’une d’elle, Jeanne a bien reconnu sa mère, mais sa beauté ne lui a jamais paru aussi éblouissante que sur cette photo-là. Visage lumineux, silhouette aux proportions parfaites, robe claire satinée, découpe subtile du décolleté, le tout dans les nuances de noir et blanc si belles de l’argentique:  une vraie star de cinéma!

La chambre est à l’ombre des persiennes. La brise entraîne le rideau dans une valse lente. Angèle dort, l’heure est à la sieste.  Jeanne s’assied sans bruit dans le fauteuil près du lit. Elle écoute la respiration, sonore, mais régulière, elle regarde le corps allongé, si fragile, comme rétréci par la lessive des années, la peau translucide, les nervures des veines, le visage de papier froissé, les paupières diaphanes, elle cherche à retrouver la femme de la photo. D’abord elle la devine, puis comme dans le bac de développement photographique, l’image originelle est révélée.

Mais le sommeil des vieilles dames a perdu la densité de l’enfance, il se déchire facilement. Angèle ouvre les yeux.

Angèle. – « Ah, tu es là ma chérie ? Depuis longtemps ? Je faisais un drôle de rêve:  j’étais sur un lit doux comme du satin, des couples valsaient autour de moi, les rideaux de la fenêtre dansaient avec la brise, et moi, je lisais une lettre … »
Jeanne.– «  Comme celle-ci ? »

Jeanne sort triomphalement le paquet de son sac.

Angèle. –  « Mais … comment … comment tu sais ? J’ai parlé ? J’ai dit quelque chose dans mon sommeil ? »
Jeanne.- « Mais non ! ne t’inquiète pas ! C’est seulement un paquet de lettres que j’ai trouvé hier en rangeant la maison. »
Angèle. – «  Ah ! Et tu les as lues ? »
Jeanne.– «  Mais non ! Je les ai apportées pour toi. Et j’ai aussi trouvé une magnifique photo »
Angèle. -«  De qui ? »
Jeanne.- « De toi ! »
Angèle. – « De moi… seule ? »
Jeanne.– « Oui ! A quoi tu penses ?  A qui ? »
Angèle. – « A mon rêve ! »

Les regards se croisent en silence. Puis Angèle et Jeanne se mettent à rire comme deux adolescentes complices de leurs premières amourettes.

Jeanne.- « Je trouve que tu ressembles à Ava Gardner, non ? »
Angèle. – « Je préfèrerais Rita Hayworth !»
Jeanne.-  «  Mais elle n’était pas brune! »
Angèle. – « Ça on n’en sait rien ! »

Angèle passe avec élégance la main dans ses cheveux gris décoiffés par l’oreiller.
On frappe à la porte. Le décor redevient celui de la chambre 203 de L’Orée du bois. Une femme en mauve pose un plateau sur la table.

La femme en mauve.–  « Le goûter, madame Dulac, … une madeleine ou un biscuit sec aujourd’hui ? »
Angèle. – « Une madeleine… et un sirop de violette! »
La femme en mauve.-  – « Il n’y a que de la grenadine, vous savez bien ! »
Angèle. – « Oui, je sais, je tente toujours !  Grenadine, ça rime avec gamine, la violette, c’est mieux pour les vieilles dames ! »
La femme en mauve.– « Je vais demander »

La jeune femme n’a pas l’air de saisir l’espièglerie d’Angèle, qui continue de plus belle :

Angèle. – « et si vous trouviez une coupe à champagne, ce serait encore mieux ! »
La femme en mauve.-   « Le champagne, c’est seulement au repas du Nouvel An, madame Dulac !
Angèle. – « Ce n’est pas du champagne que je demande , c’est juste une coupe… avec un sirop de grenadine ! »
Jeanne.– « Alors, ces lettres, on les ouvre ? »

Le visage d’Angèle efface instantanément le sourire qui régnait depuis quelques minutes. L’inquiétude revient.

Angèle. – « Tu les as lues ? »
Jeanne.–  « Maman, je t’ai déjà dit non, mais j’aimerais bien savoir … »
Angèle. – « Savoir quoi ? »
Jeanne.-  « Mais rien, juste mieux connaître ta jeunesse, comment c’était, l’amour à ton époque … »
Angèle. – « Qui te dit que ce sont des lettres d’amour ? »

Jeanne n’a effectivement pas imaginé autre chose que des lettres d’amour, elle a même pensé qu’un amour interdit s’était caché dans cette table de nuit.

Angèle. – « Tu peux approcher mon déambulateur, s’il te plaît, j’ai besoin d’aller au p’tit coin. »

Jeanne s’exécute en silence. Toujours trop sensible à la polysémie des mots, elle ravale un rire gêné … devant la fuite d’Angèle, qui esquive le sujet et coupe court à la discussion.
En sortant de la salle de bains, le visage d’Angèle a retrouvé sa douceur, mais empreint d’une gravité nouvelle:

Angèle. – « Ce ne sont pas des lettres d’amour, mais de guerre: une guerre dont il fallait taire le nom, ignorer les méthodes, ne pas dévoiler les humiliations et les crimes. On y envoyait des jeunes hommes, étudiants, ouvriers, qui n’étaient pas préparés, ni faits pour ça. Ceux qui sont revenus ne l’oublieraient jamais. Les autres réapparaissent parfois dans nos rêves. Emporte ces lettres, et prends le temps de les lire, seule. La photo, je la garde. A dimanche prochain ! »

La valse triste : voir le film

Par Rosine LEFEBVRE Lu par Mathilde Lachaise, Rose-Andrée Rattin et Lucie Larzillière 

Sources documentaires :