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Les Films

ROBERT, 17 ANS, CAMÉRAMAN EN 1938

SIGNATURE ARCHIPOP
Auteur(e) : Manon Glineur

Publié le 30 juin 2021

FRICTION #1
Collision à Poulainville, 1938 . Collection Christian BROUDOT – Cinéaste anonyme

Quand l’écriture se frotte à l’image documentaire… 

En ce début d’après-midi du 23 mai 1938, j’ouvre difficilement les yeux. Les rayons du soleil qui passent à travers les volets de ma chambre semblent vouloir me transpercer la tête. Pourtant, je ne peux m’empêcher de sourire comme un idiot en repensant à la soirée de la veille, avec mes copains. Après être descendus en ville pour fêter l’anniversaire de petit Jean, nous en avons profité pour aller danser dans les bals d’Amiens. C’est bien le seul avantage que je trouve à vivre dans ce petit coin perdu, entre Poulainville et Villers Bocage, dans le lieu-dit du Ramponneau : si l’envie m’en prend, je ne suis qu’à quelques minutes en vélo de la grande ville ! En jetant un œil à la caméra qui trône sur ma commode, mon sourire s’élargit encore : j’ai immortalisé la soirée de la veille sur ma Eumig C2, surtout les pas de danse étranges de mes copains. On a un peu bu, c’est vrai mais vous comprenez, notre Jeannot, il vient d’avoir 16 ans; c’est le dernier de la bande à passer le cap alors on devait absolument fêter l’événement. Quoiqu’il en soit, au réveil, j’ai affreusement mal à la tête et la bouche toute pâteuse.

– “Robert Gérard Eugène Dubuisson !”

La voix aiguë de ma mère achève de me réveiller. Elle déboule dans ma chambre, en colère après moi comme à son habitude. Elle se plante aux pieds de mon lit défait en débitant à toute allure : 

– “Robert, ton père et moi sommes furieux. Tu as 17 ans maintenant ! Il n’est plus question pour toi de dormir jusqu’à des heures pareilles. Nous nous tuons à la tâche au café et toi… Et que dire de tes fréquentations ? Pas étonnant que tu files un mauvais coton ces temps-ci !”

Je fais mine d’être d’accord avec elle, par habitude. C’est vrai que j’ai sans doute un peu abusé en rentrant aussi tard au café. Mais de toute façon, ma mère n’a jamais vraiment apprécié mes copains : ses critiques me passent au-dessus de la tête. 

– “Et puis, cette maudite caméra… J’avais dit à ton père que c’était une mauvaise idée de te l’acheter pour ton anniversaire ! Je crois que je vais aller la rendre au magasin, ça t’apprendra.”

A ces mots, mon sang ne fait qu’un tour : 

– “Pas ma Eumig ! S’il te plaît maman !”

Insensible à mes protestations, elle se dirige vers la commode pour se saisir de mon bien si précieux, quand un énorme bruit la fige dans son élan. Sentant mon cœur battre follement, j’ouvre les volets en grand et m’arrête net en observant la scène. N’écoutant que mon instinct de caméraman en herbe, je m’élance encore en pyjama dans le couloir, passant devant ma mère, toujours immobile. Je dévale les marches qui mènent à la cuisine, en prenant tout de même le temps d’enfiler une paire de chaussures. 

 

Je tourne la poignée de la porte d’entrée, ma caméra à la main, et me joins aux curieux et aux inquiets qui commencent à rejoindre le lieu de l’accident. Les mains tremblantes et les jambes flageolantes, je me faufile entre les badauds. Puis, l’excitation cède le pas à l’angoisse. Il y a d’abord les hommes du village, vêtus de leurs tenues de travail, majoritairement des ouvriers. Alertés par le bruit, ils ont cessé leurs activités pour venir jeter un œil dehors. Ils observent la scène qui se joue sous leurs yeux. Une fumée noire et épaisse s’élève du camion accidenté tandis que d’autres hommes les rejoignent en s’arrêtant quelques instants devant le véhicule retourné, surpris et inquiets. Tout est habituellement si paisible, si calme au Ramponneau ! Soudain, des appels à l’aide surgissent du camion et font taire les chuchotements des premiers badauds. Bouleversé par les cris de détresse des deux hommes coincés dans l’habitacle, je maîtrise mal ma caméra : je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour avoir un panorama entier de la scène. La peur m’envahit et se traduit dans le mouvement de ma caméra : je sais par avance que mon film sera saccadé, les images hachées. 

 

J’essaie tout de même de faire du mieux que je peux, en tentant des plans autour du véhicule. Deux hommes moustachus observent avec curiosité mon manège, se demandant certainement pourquoi un jeune garçon en pyjama braque sa caméra sur eux. Ils m’ignorent rapidement, m’ayant certainement reconnu : je passe pour l’original du village au Ramponneau, tout le monde sait que tout est toujours matière à filmer pour moi. Les deux moustachus se mêlent alors à la foule des autres hommes, un saut de sable à la main. Je crois même distinguer Mr Mercier, le boucher, dans son habit de travail blanc, venu en renfort. Le sable est la seule réponse possible pour éteindre le feu qui se propage de plus en plus vite tandis que les deux passagers du camion accidenté sont toujours prisonniers des flammes. 

 

Un homme est agenouillé au sol pour tenter de maintenir le contact avec les malheureux. De plus en plus d’hommes apportent leur aide, soit en jetant des seaux de sable sur le véhicule ou en utilisant une pelle. Je me rends bien compte que leurs efforts sont inutiles : le feu gagne encore du terrain et les cris de détresse se transforment en cris de douleur à l’intérieur de l’habitacle. J’ai de plus en plus de mal à continuer à filmer ces deux hommes condamnés par le feu. Je prends un peu de distance avec la scène de l’accident tandis que d’autres badauds rejoignent la foule : il y a cette femme, comme statufiée et cet homme, résigné. En effet, vu de derrière le camion, la scène est encore plus terrible : le chargement est renversé sur la chaussée, les cris des victimes se font de plus en plus forts. 

Avec le recul, j’aperçois un autre camion, arrêté au bord de la route. Je fais alors rapidement le lien entre les deux véhicules. La colère me fait serrer plus fort ma caméra entre mes mains : je filme avec rage le camion responsable de la collision. J’insiste longuement sur le véhicule comme si ma caméra avait le pouvoir de rendre la justice. 

 

Soudain, les cris des victimes deviennent des cris d’agonie. Le brouhaha des badauds résonne davantage, les gens se rassemblent encore plus nombreux. De cette foule apeurée et curieuse, un homme coiffé d’une casquette, se détache : dans un dernier élan de courage, il tend sa pelle aux malheureux afin de tenter de les extraire, en vain. Les derniers appels au secours mêlés aux hurlements se taisent progressivement pour ne laisser que le silence résonner à nos oreilles.

Bouleversé, je relâche mon bras et abaisse ma caméra. C’est la première fois que je vois la Mort de mes propres yeux. Oh bien sûr, mon père m’a parlé de son expérience pendant la Grande Guerre : il m’a raconté les combats, ses camarades mis en pièce par les obus mais ces récits ne m’ont pas réellement préparé à la réalité de la Mort. Je suis profondément désolé pour ces deux victimes dont je ne connais ni le nom ni le visage mais dont j’ai partagé les derniers instants. Pourtant, je refuse qu’ils demeurent à jamais des inconnus. Alors, je remonte ma caméra et m’approche d’un pas décidé de l’habitacle dont le cadavre fumant du chauffeur a été extrait. La vue de son visage carbonisé est insoutenable et je dois m’y reprendre à deux fois pour filmer correctement. 

 

Quand deux bras m’enserrent soudainement la taille, je sursaute. Derrière mon épaule, j’aperçois alors ma mère, le visage caché dans mon dos. Son corps tremblote : 

– “Robert, rentrons à la maison.”

Pour une fois, je la suis sans faire d’histoire.

 

Auteur : Manon Glineur

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