Publié le 16 novembre 2021
Paulette Lefebvre, c’est tout un personnage. Née en 1910, la jeune femme réalise son premier film à 22 ans : une fiction. De 1937 à 1959, elle documente les événements marquants de sa ville, Montreuil-sur-Mer. Proche de ses neveux et nièces sur deux générations, elle partageait avec eux ses aventures, et surtout ses films. Roger Damour, son neveu et Jérôme Damour, son petit-neveu, se souviennent encore : la pellicule qui se coince en pleine projection, les anecdotes, les moments passés ensemble.
Pouvez-vous vous présenter et expliquer qui est Paulette Lefebvre pour vous ?
Roger Damour (R.D.) : J’ai 80 ans, j’étais concessionnaire Peugeot et là, je collectionne de vieilles automobiles. Mon père aussi était garagiste. Il a commencé comme mécanicien et après la guerre il s’est installé ici, à Montreuil, pour ouvrir une concession. J’ai repris son affaire.
R.D. : Paulette, c’est la sœur de ma mère. Ils étaient trois filles et deux garçons, ma mère était la plus jeune (1917). Je crois que ma tante était l’ainée (1910-1998). Ma sœur l’a plus fréquentée que moi. Moi j’étais content de la voir de temps en temps. Elle nous a baladé tout gosse, on allait à la pêche ensemble… Et puis on allait voir ses films tout le temps.
Jérôme Damour (J.D.) : Je suis Jérôme Damour, j’ai 54 ans et j’habite à Paris. J’exerce le métier d’architecte d’intérieur. Paulette c’est ma grand-tante, on était très proches. Elle était passionnée par ses neveux et petits neveux. Enfant, on y allait très régulièrement. Et quand on n’y allait pas assez souvent, elle passait un coup de fil à maman pour nous réclamer. Cela me fait rire que vous la considériez en tant que réalisatrice, j’ai une vision très familiale d’elle.
J.D. : En rentrant de l’école à Montreuil, je passais toujours lui faire un bisou. Encore aujourd’hui, je rêve que je passe lui dire bonjour. Quand j’étais en pension ou à l’étranger, on s’écrivait des lettres pour se donner des nouvelles. Même avec ses mains toutes tordues elle avait une très belle écriture.
Qui était-elle ?
R.D. : Ma tante, elle a tout fait ! Elle découpait les articles dans les journaux, elle faisait de la photographie, elle se baladait à droite à gauche avec sa voiture… C’était un Trèfle Citroën (NDLR : modèle de voiture), alors pour rouler avec il fallait le faire ! Elle collectionnait aussi beaucoup les cartes postales et les timbres. Ensuite elle est devenue amie du musée de Montreuil-sur-Mer et elle s’est occupée des quilles (NDLR : jeu régional). Elle a commencé à tourner dans les années 1935 quand même ! Elle faisait du montage, elle développait les photos sur des plaques de verre… C’était une femme moderne en fin de compte. Elle ne restait pas dans la famille : elle roulait.
R.D. : Elle était fort indépendante et n’a pas eu de vie de famille. Mais elle était quand même amie avec plusieurs personnes : la fille du notaire, celle de la mercerie et du marchand de meuble. A priori ce n’était que des copines, mais on n’en sait rien…
En dehors des films qu’elle tournait, exerçait-elle d’autres activités ?
R.D. : C’était la deuxième femme commissaire priseure (1948-1972). Son père, qui habitait la maison où il y a l’office du tourisme aujourd’hui, était déjà commissaire priseur. Quand ma tante est née, elle n’avait pas de palais. Le docteur avait dit à son père : “Vous savez, elle ne vivra pas”. Mais elle a quand même vécu près de 80 ans.
R.D. Ma tante était une femme honnête. Elle n’a pas fait fortune et a dû vendre sa maison, que je lui ai racheté en 1995, car elle n’avait plus d’économie et une très petite retraite.
R.D. J’ai une histoire qu’elle m’a racontée sur une sœur de l’abbaye de Valloires. La soeur Papillon, qui a soigné des blessés pendant la guerre, est venue voir ma tante une fois, car elle avait un meuble à vendre. La soeur a amené le meuble et quand ma tante a ouvert les tiroirs, elle a trouvé des pièces d’argent et des bijoux. Elle a téléphoné à la sœur et lui a tout rendu. N’importe qui les aurait conservés.
Pouvez-vous nous parler de sa personnalité ?
R.D. : Ma tante avait un caractère très difficile. Les gens d’ici ne l’aimaient qu’à moitié. Mais moi je l’aimais quand même bien. Elle était aussi brouillée avec ses sœurs pour des histoires d’héritage. Comme elle était très dure, elle n’a pas su composer. Donc ses deux soeurs ne venaient pas chez ma tante. Mais les cousins et cousines on y allait, ma soeur l’adorait.
J.D. : Ma grand-tante ne se laissait pas faire. Elle n’avait peur de rien et quand elle avait quelque chose à dire, elle le disait. Elle pouvait entrer dans des colères… Par exemple, quand quelque chose fait à Montreuil lui déplaisait, elle appelait le maire. C’était une vraie casse-pied ! Cela me faisait peur pour elle quand elle était âgée parce qu’elle devenait toute rouge (rire). Elle n’avait pas un sale caractère, mais elle avait du caractère.
J.D. : .Avec son handicap, le médecin ne lui a donné que quelques heures à vivre. Ces quelques heures se sont transformées en jours, en mois, en années, en décennies. C’est un trait qui, je pense, résume complètement le personnage. Elle était drôle, d’un dynamisme incroyable et elle s’est toujours battue. Toute sa vie, quand j’allais la voir, elle avait cette rage de vivre et de faire des choses.
Avez-vous vu ses films ?
R.D. : Gamins, on passait des soirées à regarder ses films. Moi, trois cousines, deux cousins et puis ma soeur. Mais c’était quand même une corvée parce qu’on passait du temps à recoller les morceaux de pellicule. Après on allait s’amuser. C’était marrant et puis on était ensemble.
R.D. Elle nous montrait aussi d’autres films : “Petit Chou”, “Laurel et Hardy” et “Charlot”. Ces trois-là. Oh c’était amusant ! Surtout les Laurel et Hardy, c’était les plus comiques.
J.D. : Il y avait toujours ses séances de cinéma qui, au bout d’un moment, nous saoulaient un petit peu (rire). Son matériel était vieux donc le film se cassait au beau milieu de
l’action. Il fallait tout recoller. On passait plus de temps à recoller les vieux films qu’à les regarder. Et puis il fallait se dépêcher parce que l’ampoule chauffait et faisait fondre le film.
J.D. Enfant je me disais : “Oh mon dieu on perd des images !” J’étais trop petit pour comprendre que pour une scène il y a des centaines d’images… donc ça n’était pas très grave si on perdait 2cm. Aujourd’hui, j’ai encore cette odeur du film qui grille à cause de l’ampoule.
J.D. : Nous, ça nous amusait de voir nos arrière-grands-parents, les cavalcades… les événements qu’elle a pu filmer. Je ne sais plus jusqu’à quand elle a filmé, dans les années 70 je pense. Puis elle s’est arrêtée, je ne sais pas pourquoi.
Quels souvenirs avez-vous de ces soirées ?
J.D. : Ma grand-tante ne cuisinait pas ou très peu et très mal (rire) donc on y allait avec quelque chose pour manger et on passait des films. On rigolait bien et on rentrait tard. C’était aussi un moyen pour la famille de se retrouver. C’était un moyen de réunir tout le monde quelque part. On regardait des films comiques, ceux où on voyait la famille ou qui montraient la vie à Montreuil.
J.D. : C’était surtout elle qui rigolait. Parce que nous bon… Elle s’amusait de revoir tous les gens qu’elle connaissait, avec qui elle avait été élevée. Dans ce genre de petite ville tout le monde se connaissait. C’était toute sa jeunesse et donc beaucoup plus important pour elle que pour nous.
Quel est votre film préféré ?
R.D. : Ce sont les films de famille. Là où on voit mon grand-père, mes parents… Hier, un petit cousin me demandait pourquoi il n’avait pas vu son père sur les films que je lui avais donnés. C’est sur des bobines chez ma sœur qui a hérité de tous les films. Elle ne m’a envoyé que les films qu’elle pensait intéressants pour Archipop, mais les films de famille je ne les ai pas. Par contre, il n’y a pas longtemps j’ai retrouvé une bobine qui appartenait à ma tante. Je ne sais pas ce que c’est … ça doit être des films comiques…
Elle a tourné une douzaine de films sur sa ville, Montreuil-sur-Mer. Pour quelles raisons ?
R.D. : D’abord, son père était maire de Montreuil (1933-1944). Elle a fait beaucoup de photos aussi. Ils ne bougeaient pas trop à l’époque, dans les années 30-35, et elle n’avait pas d’auto. Elle a dû l’avoir après-guerre.
J.D. : Ma grand-tante participait à beaucoup d’événements : elle aimait cette ville, c’était viscéral. Pourquoi elle a acheté une caméra d’un coup ? Je ne sais pas. Elle pouvait parler mais… pour la comprendre il fallait avoir l’habitude… Nous on la comprenait parce qu’on était habitué depuis tout petit. Je me suis demandé si le fait d’avoir une caméra ça ne lui permettait pas de raconter les choses sans avoir à parler.
J.D. : En même temps, elle a été la deuxième femme commissaire priseur de France. Donc cela ne l’a pas non plus handicapé… Elle avait un crieur pour faire ses ventes, mais il ne faut pas voir non plus quelqu’un qui était incapacité par son handicap. Au contraire, je pense que cela l’a beaucoup poussée.
R.D. : Il y a aussi eu le tournage de la première adaptation des Misérables à Montreuil (NDLR : Les Misérables d’ Henri Fescourt 1925). J’ai retrouvé de la documentation qu’elle avait là-dessus donc ça a dû l’influencer.
Une femme qui faisait des films et menait cette vie à son époque ça vous a frappé ?
R.D. : Oui. Surtout avant-guerre. Pendant l’exode elle est partie avec ses sœurs et ma grand-mère. Mon grand-père était dans l’armée. Elles étaient en voiture. Un jour, elles se sont arrêtées à un endroit et on leur a volé tout ce qu’il y avait dans la voiture. La caméra était dans un fossé. Les gens n’osaient pas s’en approcher. Ils se demandaient ce que c’était, si c’était un engin militaire ou quelque chose comme ça. C’est ce qu’on m’a raconté quand j’étais enfant.
J.D. : Cette femme c’était un exemple nous et ça l’est toujours. Elle avait beaucoup d’amis, des tas de gens passaient la voir. Il y avait ses neveux, petits neveux, des amies de Montreuil… Je voyais des vieilles dames qui passaient et qui s’éclipsaient quand la famille arrivait. L’une d’entre elles était là tout le temps, elles étaient meilleures amies. C’était Lucienne Varlet, sa famille avait un magasin de meubles.
Quels sont vos derniers souvenirs avec elle ?
R.D. Je me suis installé ici, dans sa maison, en 1995 et elle est morte en 1998. Elle était très handicapée et ne se déplaçait pas beaucoup. Ma tante logeait à l’étage au-dessus parce qu’on a vue sur la place : elle voyait tout. Puis comme à un moment elle a eu du mal à descendre, je lui ai aménagé une pièce au rez-de-chaussée.
R.D. La dernière fois que j’ai regardé des films avec ma tante, il y avait aussi le maire de Montreuil, M. Pion. C’était entre 1995 et 1998, je ne sais plus trop… Enfin ça n’a pas duré longtemps… Son appareil se bloquait, donc le film se bloquait et la lampe grillait le film. Alors hop, on recollait les morceaux de bobine. Oh, c’était compliqué ! On était spécialiste pour recoller les films ! (rires)
J.D. : On ne faisait pas vraiment de sorties. Elle a eu une maladie invalidante avec beaucoup de rhumatismes. Assez vite elle ne pouvait plus conduire dans de bonnes conditions. D’ailleurs ça a été extrêmement difficile pour elle de ne plus pouvoir sortir, puis bouger. Dans ses vieux jours, tout le monde passait lui dire bonjour ou s’occuper d’elle… mais elle ne supportait pas de se faire aider. Cela aussi a été difficile.
J.D. : On parlait beaucoup et de tout. Elle lisait beaucoup les journaux, elle jouait au tiercé. On commentait les nouvelles du village. Elle nous parlait de nos grands-parents, de nos parents… Elle racontait des anecdotes familiales et parlait de son travail… pas tant que ça de cinéma.
Avez-vous des anecdotes particulières ?
J.D : Je peux vous en parler pendant des heures, c’est un des piliers de ma vie. Même adulte, je ne suis pas rentré une seule fois chez mes parents sans aller la visiter, c’était impossible pour moi. Ma grand-tante un personnage ! Toutes ses histoires, ses films… Cela émane d’une personne qui avait un vrai caractère et qui était une figure de Montreuil à l’époque.
J.D. : Mes souvenirs c’est surtout des choses de famille, des choses personnelles, des sentiments, des échanges… Elle m’a beaucoup appris. J’ai la conviction qu’elle a été un des piliers de ma vie. Tout en étant qu’une grand-tante… Je n’ai pas d’enfants mais j’ai des neveux et j’essaie de refaire la même chose avec eux.
J.D. : Il y a un moment j’ai emmené mes neveux à Bruxelles. On était devant une grande sphère (NDLR : L’atomium). J’ai envoyé une photo de mes neveux et moi devant à mon père. Il m’a répondu : “Avec ma tante Paulette, je suis allé à l’exposition universelle pour laquelle cette sphère avait été construite ! (1958) ”. Elle aussi y avait amené son neveu, et mon père devait avoir 18 ans, ce n’était plus un enfant !
Cela vous fait quoi de savoir que ses films sont accessibles sur internet ?
J.D. : (rire) … Je pense qu’elle serait très contente. Pour moi c’est un peu bizarre… J’ai l’impression qu’on entre dans mon intimité. J’ai l’impression qu’on met notre vie sur internet… Ma première réaction c’est de me dire que cela appartient à notre famille. Ensuite je me dis que c’est bien que tout le monde puisse les voir.
J.D. : Et elle m’a surtout transmis beaucoup de rires, de l’humour, une énergie incroyable jusqu’à la fin. L’envie de vivre. C’est ce qu’elle dégageait. En tout cas, d’avoir parlé avec vous ça me fait remonter des choses… et je me rends compte que c’était un personnage extrêmement important pour moi. Enfin, je le savais, mais ça ne fait que le confirmer.
Note : Ces témoignages ont été recueillis séparément.
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