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Les Films

Beatriz Rodovalho

journaliste
Auteur(e) : Inès Edel-Garcia

Publié le 8 janvier 2022

Beatriz Rodovalho : “La question, c’est : qui a droit à l’auto-représentation ?”

D’origine brésilienne, Beatriz Rodovalho a soutenu en 2018 une thèse consacrée au réemploi de films d’amateurs à partir du travail du cinéaste hongrois Péter Forgács, auteur notamment de “La famille Bartos” (1988). S’appuyant sur le remontage des films de famille, elle a analysé la migration de ces images d’un contexte privé à un contexte collectif, politique et artistique. Aujourd’hui, Beatriz Rodovalho enseigne au département de cinéma de l’université d’Amiens et coordonne avec Giuseppina Sapio le groupe de recherche “Pratiques audiovisuelles d’amateur” au sein du laboratoire de recherche Ircav de l’Université Paris 3. Grâce à elles, le champ d’études ouvert par le théoricien Roger Odin s’actualise et s’élargit.

 

Comment est né votre intérêt pour le cinéma amateur ? 

Lors de ma licence en cinéma à São Paulo, j’ai fait partie d’un projet de recherche autour des fonds de films muets -c’est-à-dire jusqu’à 1930 environ- de la Cinémathèque brésilienne. Nous avons fait un travail de catalogage et d’analyse de ce fonds documentaire, et par hasard, la partie des collections qui était à ma charge correspondait aux films de famille. À partir de là, j’ai décidé de faire mon travail de fin d’études sur les fonds familiaux de la cinémathèque, ce qui m’a permis d’approfondir l’étude de ces films-là. 

Est-ce qu’avant de vous intéresser à ce champ du cinéma dans un contexte académique, vous étiez déjà familière des films amateurs ? 

J’ai grandi avec un oncle qui était le cinéaste amateur de la famille. Il y avait toujours un moment où mon oncle sortait la caméra quand on allait passer les dimanches chez ma grand-mère. La caméra faisait partie des moments de rencontres et de loisirs. On jouait, on faisait des journaux télévisés, on créait des histoires. Mais à l’époque, j’étais loin de m’imaginer que ça pouvait être un champ d’étude. 

Plus tard, vous avez revisionné le contenu de ces images ? 

Il y a quelques années déjà, mon oncle a décidé de numériser ces images qui étaient jusque-là en VHS, avec les images tournées en Hi8 et Mini-DV de l’enfance de sa fille née en 1999. Puis, à l’occasion d’une conférence universitaire, j’ai moi-même décidé d’analyser ces images de ma propre famille. Ca me semblait intéressant parce qu’elles avaient été tournées en vidéo et que d’autres enjeux se dégageaient par rapport aux films de famille de la génération antérieure, réalisés en pellicule. On voyait bien que cela correspondait à un autre moment de la production du cinéma domestique. 

Comment cette évolution technologique se traduit-elle dans le contenu des films amateurs ? 

Déjà, la vidéo offre une autre dynamique de prise de vue familiale car elle introduit une autre temporalité. C’est vrai pour la durée des prises de vues puisque nous avons la possibilité de filmer beaucoup plus longtemps. Mais ça l’est aussi pour l’intervalle de temps entre le tournage et le visionnage, qui peut dès lors être court-circuité, immédiat. À cela s’ajoutent les possibilités de réinscription puisque l’on efface et on enregistre par-dessus. Une autre vision du quotidien est donc produite et les moments filmés n’ont plus besoin d’être uniquement des moments décisifs ou précieux. 

Ensuite, l’accessibilité de l’objet fait que la caméra peut tourner entre les membres de la famille. En ce sens, la vidéo permet de développer des points de vue individuels alors que traditionnellement, les films de famille fonctionnaient collectivement ; ils offraient avant tout un regard collectif. 

Par ailleurs, la vidéo arrive sur le marché des amateurs à un moment historique bien particulier, à savoir dans les années 80-90. Et cette période au cours de laquelle la vidéo amateur se démocratise correspond précisément à la période où la famille elle-même change sociologiquement parlant. On a de plus en plus de divorces, de familles recomposées… 

Dès les années 70, on voit aussi par exemple l’émergence des mouvements LGBT. Ces nouvelles configurations familiales, ces nouvelles familles “divergentes” s’approprient à leur tour, hors du placard, les caméras -notamment vidéo- pour s’auto-représenter et produire une image d’elles-mêmes. 

Résultat : la vision de la famille nucléaire qu’on voit en règle générale dans les films de famille change. La “rhétorique des films de famille” – pour employer un terme de Roger Odin – change elle aussi, accueillant alors d’autres contraintes. 

Oui, on pourrait dire : “Je filme donc j’existe”. 

Tout à fait. D’ailleurs, j’oriente de plus en plus mes recherches dans cette direction pour questionner ce regard paternel et patriarcal. Que se passe-t-il quand il n’y a pas de pères ou d’hommes dans une famille ? C’est intéressant de voir si tout cela se transforme et le cas échéant, comment ça se transforme. 

Il faut rappeler que le cinéma amateur est un cinéma minoritaire mais il s’inscrit dans une idéologie dominante de la famille. Autrement dit, ce qu’on voit représenté dans les images amateurs, c’est avant tout la famille nucléaire bourgeoise. D’une certaine manière, les films de famille participent donc de la construction d’une norme autour de l’institution familiale. 

On retrouve ici une critique récurrente adressée au cinéma amateur compte tenu du coût de la caméra, à savoir qu’il entretenait un biais en termes de classes sociales. 

Exactement. La question, c’est : qui a droit à l’auto-représentation ? En revanche, la vidéo se démocratise à un moment politique très important lié aux mouvements sociaux et va ainsi permettre l’accès à la représentation d’autres sujets. Par exemple, on voit se développer la vidéo militante féministe, notamment avec le travail des “Insoumuses Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Ioana Wieder et Nadia Ringard, même si, en l’occurrence, on quitte “le foyer”. Dans les années 1980, l’accès à la vidéo permet aussi l’émergence du cinéma autochtone en Amérique Latine. En 1986, au Brésil, par exemple, naît le projet “Vidéo dans les Villages”.

En 2019, vous avez organisé une journée d’étude intitulée “Tuer les pères : femmes derrière la caméra dans les films de famille”, une première dans le domaine du cinéma amateur. Que faut-il en retenir ? 

Les communications portaient sur les films de famille, soit des archives de films de famille tournés par des femmes, soit sur la réappropriation de films de famille à travers un regard féministe qui remet en question le regard paternel. 

On a notamment eu une cinéaste italienne, Alina Marazzi, qui a repris les images de son grand-père pour raconter l’histoire de sa mère. Son film Un’ora sola ti vorrei raconte le suicide de sa mère quand elle avait 6 ans. La réalisatrice s’appuie sur les images de son grand-père, des lettres, des journaux intimes…Elle rend compte de la souffrance de l’assignation à être mère et femme au foyer. Dans le livre qui accompagne l’édition DVD du film, elle se demande : “Si ma mère avait connu les mouvements féministes des années 70s, est-ce qu’elle aurait survécu ? Est-ce qu’elle y aurait participé ? Est-ce qu’elle aurait trouvé une issue ?”. 

En début d’entretien, nous avons évoqué ce qui avait évolué dans le cinéma amateur avec l’introduction de la caméra vidéo. Mais qu’est-ce qui demeure ? Quels sont les grands invariants des films de famille ? 

L’enfant reste le centre de l’attention pour une famille et reste donc une figure centrale des films amateurs. Une autre habitude qui reste dans la pratique amateur, ce sont les situations filmées : on filme toujours les vacances, les fêtes et les rencontres familiales… même si, avec la vidéo, on représente d’autres dimensions du quotidien et il y a encore plus de liberté pour la blague et le jeu. 

Aujourd’hui, tous les téléphones sont équipés d’une caméra, nous n’arrêtons pas de nous prendre en photo, de nous filmer. Pour autant, peut-on encore parler de cinéma amateur ? 

Vous avez raison. Tous ces gens ne sont pas forcément “cinéastes amateurs” ou “cinéastes familiaux”. Ce qu’on voit aujourd’hui sur les réseaux sociaux, ce n’est pas du cinéma proprement dit. Nous avons un flux continu d’images qui circulent sur des écrans, parfois de façon très éphémère. 

Je crois que nous avons perdu la conscience de produire une mémoire visuelle qui sera ensuite transmise aux générations suivantes. De même, le rituel du visionnage n’existe plus ; ce moment collectif a disparu. 

Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 25 novembre 2021 

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