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AVANT L’ORAGE

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Auteur(e) : Rosine LEFEBVRE

Publié le 17 février 2023

FRICTION #4

Moisson 1938 | Ferme du Fayel, moutons | Moto, Charrette, Ferme Le Fayel  Boubiers, 1938 . Films 8mm . Cinéaste et Collection Anonymes.

Quand l’écriture se frotte à l’image documentaire…

 
Il suffit parfois d’un mot, d’une date pour que l’imaginaire parte en voyage dans l’Histoire. Moissonner les blés sur les terres picardes, faucher les hommes sur ces mêmes terres.
1938, une date qui résonne : 20 ans après la fin de la Première Guerre mondiale, un an avant la Seconde. Un personnage d’hier sur sa moissonneuse, une voix d’aujourd’hui pour lui donner vie.

 

LIRE

L’été bat son plein

Dédé bat le blé

Et le blé fait son pain

Assis aux commandes de sa moissonneuse-lieuse, Dédé veille au grain, celui qu’il  obtiendra après le battage des gerbes, qui tombent avec la régularité d’un métronome, comme celui qui pourrait menacer la récolte, dans le ciel blanc de chaleur en ce début août. Les quatre chevaux avancent moins vite que le tracteur de Lucien, les gerbes sortent sur un tempo plus lent, mais le travail sera accompli tout aussi bien et dans les temps.

Perché sur le siège, Dédé domine le paysage : à perte de vue, les terres fertiles du Vexin,  blés dorés de soleil et collines boisées qui sculptent le relief. Sans perdre la vigilance sur la rotation des barres de coupe et sur la ficelle à lier,  Dédé pense au cousin Martin, mobilisé un jour de moisson comme celui-ci et tombé, la face contre une terre comme celle-ci. Blessé, cassé, méconnaissable, il avait réussi à vivre encore deux longues années, mais pas assez pour avoir droit à l’armistice. Il ne manquait que trois petits jours. Finalement quelle importance, à part le symbole ?

Les gerbes sont rassemblées en petites meules pour le séchage. Tout le village participe.  Les gestes sont un peu les mêmes qu’ il y a quelques semaines pour dresser le bûcher de la Saint-Jean, mais l’heure est au travail, pas à la fête. Le champ se couvre d’alignements parfaits. Les paysans ont toujours eu le sens de la géométrie et le souci de dessiner le paysage, même pour un temps court et transitoire dans le cycle des cultures. De loin, on pourrait croire à un campement d’Indiens ou d’une armée d’un autre temps. Maintenant, plus de tente, on enterre les soldats, vivants, dans les tranchées,  pour qu’ils s’habituent déjà à leur mort prochaine sans doute. Ceux qui sortaient du trou, sur ordre supérieur, étaient souvent fauchés, comme les blés. Sous terre, sur terre, même enfer disaient les gars. A nouveau, la pensée de Dédé dérive. 

Il y a presque vingt ans que la guerre est finie et les images s’obstinent à le hanter, la nuit surtout.  Il se revoit dans la boue, pas si loin d’ici. Les copains rigolaient quand il leur disait le nom de son village : Boubiers.  « Toi, tu manques pas d’air, mais il en manque un au village d’où tu viens ! »  Le bourbier, oui, il s’agissait bien de cela et pour de longs mois encore. Dédé préfére l’autre  étymologie, plus probable, qui évoque bœufs et bovins. Mais question labeur, l’image n’est pas plus légère.

Espérons que les prochains jours resteront cléments, que la pluie ne s’invitera pas avant que tout soit terminé. Il faut encore charger les meules sur la charrette, la conduire jusqu’à la ferme, les décharger dans la cour sur la grande meule, faire plusieurs voyages et procéder au battage. Les bottes de paille, en forme de gros sucre, retourneront sur la charrette et les chevaux dans leur écurie. La saison des moissons sera terminée, pour cette année. 

La journée a été longue, éprouvante et fructueuse. Mais quelle est cette inquiétude qui ne se dissipe pas ? La pluie n’est pas attendue dans les jours à venir. C’est sur un autre terrain que l’orage menace. L’ennemi d’hier semble reprendre le chemin de l’offensive, on ne veut pas y croire, on le dit loin d’ici, à l’est de l’Europe. Dédé n’est pas un expert en politique, mais son instinct lui dit que quelque chose couve. N’a-t-on pas trop humilié ce peuple voisin, si semblable à nous dans le carnage orchestré ? Sous les blés qu’on récolte aujourd’hui, sur ces terres fertiles de Picardie et du Nord, le sang des uns s’est mêlé au sang des autres. Les meules alignées dans le champ évoquent, à la nuit tombante, les tombeaux d’un cimetière imaginaire, ni français, ni allemand, ni anglais, ni australien, en mémoire d’hommes qui n’avaient pas eu le choix. 

Entre chien et loup, Dédé fait son tour quotidien autour de la ferme, fumant une dernière cigarette. Malgré la douceur de ce soir d’été 38, Dédé frissonne.

 

Texte de Rosine Lefebvre lu par Jean Carpentier

Sources documentaires :