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Réjane Hamus-Vallée

journaliste
Auteur(e) : Inès Edel-Garcia

Publié le 1 août 2023

Réjane Hamus-Vallée : “Sur YouTube, l’intime est fabriqué pour devenir public alors qu’avant, les films amateurs n’avaient pas vocation à sortir. C’était de l’intime pur” 

Le 18 avril dernier, à l’occasion de l’Année du Documentaire 2023, YouTube France et la SCAM (Société civile des auteurs multimédia) organisaient une table-ronde intitulée “Du Super 8 à YouTube : filmer sa vie”. L’occasion d’évoquer l’évolution des pratiques amateurs utilisées pour raconter sa propre vie. Comment une pratique amateur transmet une histoire, une époque et s’inscrit dans le récit commun ? Que révèle-t-elle du regard qu’on porte sur soi et sur les autres ? Retour sur les principaux enseignements de cet événement avec Réjane Hamus-Vallée, professeure des universités en sociologie visuelle et filmique à Évry Paris-Saclay. 

Dans quelles circonstances avez-vous été amenée à vous intéresser aux films d’archives amateurs ? 

Réjane Hamus-Vallée : Mes recherches portent plutôt sur le milieu professionnel, les métiers du cinéma, les changements techniques et en particulier sur les effets visuels à l’ère du numérique : qu’est-ce que les techniques numériques produisent chez les spectateurs, qu’est-ce que ça coûte ou au contraire, qu’est-ce que ça permet d’économiser ? Car le cinéma, professionnel ou amateur, c’est toujours la rencontre entre une technique, une esthétique et un enjeu économique. 

La pratique amateur n’est par conséquent pas au centre de mes analyses mais je l’ai croisée. Tout d’abord, dans différents cours, en particulier au sein de la formation dont je suis responsable [ndlr : le Master Image et société : Documentaires et sciences sociales] et en licence de sociologie. Puis, dans le cadre de la thèse d’un de mes doctorants, Vincent Delbos, dont le travail portait sur l’autoproduction. Il s’est interrogé sur la frontière, souvent difficile à cerner, entre amateurs et professionnels, montrant que l’autoproduction permettait à certains professionnels de sortir des cadres conventionnels de la production, mais que ça pouvait aussi représenter un tremplin pour de jeunes amateurs désireux d’aller vers du professionnel. De fait, les pratiques amateurs sont une école, tant dans la technique que dans l’approche.

 

“L’autoproduction artistique à l’ère néolibérale entre hétéronomie et recherche d’un travail émancipé” par Vincent Delbos 

Sous la direction de Réjane Hamus-Vallée 

Thèse soutenue le 8 mars 2023 

En France, dans les années 2000 et dans un contexte de massification des outils numériques, la notion d’autoproduction s’impose d’une manière inédite. Elle se substitue même à une autre notion : l’amateurisme. Or, dans un contexte économique marqué par l’essor du néolibéralisme, la revendication d’une pratique bénévole comme outil de distinction n’est-elle pas de nature à fragiliser le modèle social auquel se destinent les cinéastes qui optent pour le cinéma autoproduit ? Pour répondre à cette question, nous mobiliserons des éléments d’analyse issus de la sociologie du travail, de la sociologie de l’art et de la sociologie visuelle. La thèse se compose de deux supports : une partie écrite et un film, basé sur une expérience d’observation participante au cinéma occupé la Clef. 

Source : these.fr

 

Cinéaste amateur hier, YouTubeur aujourd’hui, qu’est-ce qui demeure au sein des pratiques dites “amateurs” ? 

Réjane Hamus-Vallée : Pour une part, il y a ce même besoin de se filmer soi, de filmer ses proches, de s’exprimer, de prendre du recul. Toujours avec l’idée de documenter sa vie, de garder une trace. Le fameux “ça a été” de Roland Barthes. C’est quelque chose qu’on connaissait déjà avec la photographie, les lettres, les journaux intimes. On prend la caméra pour nous aider dans notre quête d’humanité. 

Le film est aussi un outil très fédérateur qui permet de créer une communauté. Autrefois, c’était nos proches que l’on conviait à une projection privée, familiale ou amicale. On créait ainsi du commun. Ceci dit, le “commun” est une notion difficile à saisir : on a tous déjà dû faire semblant de nous intéresser à des photos de gens qu’on ne connaissait pas. Aujourd’hui, c’est un peu pareil car on s’adresse à une communauté numérique en interpellant les internautes avec l’expression “Bonjour les amis”, jouant sur la sensation de faire partie d’un même groupe qui se connaît. 

Dernier point : la question de la classe sociale. Si la pratique numérique semble plus répandue, plus facile d’accès, économiquement, dans certaines classes sociales, on ne s’autorise pas les métiers artistiques qui ne sont pas considérés comme un “vrai métier”. Même avec le numérique, on retrouve cette frontière sociale car il faut pouvoir maîtriser un certain nombre de codes. C’est faussement simple d’être YouTubeur. Il y a de l’écriture, de l’éclairage, du cadrage, du montage… ce n’est pas aussi intuitif qu’on le pense. 

A contrario, quelles sont les principales évolutions qui marquent un tournant dans les pratiques amateurs ? 

Réjane Hamus-Vallée : La principale différence vient du rapport à l’immédiateté avec l’émergence d’internet. Aujourd’hui, on tourne et on diffuse dans la foulée. On va ensuite regarder le contenu sur son téléphone, c’est-à-dire sur des petits écrans. On est désormais confronté à un flux continu, à une masse d’images, et ce qui est là maintenant tout de suite est aussi là “pour toujours”. Si l’image est récupérée et rediffusée, ça peut rapidement nous échapper. A l’inverse, le film d’autrefois se regardait sur un projecteur ou sur le poste de télévision. C’était un rituel, une madeleine de Proust, un moment où tout s’interrompait. 

Dès lors que l’on diffuse une vidéo sur YouTube, l’intime devient public. La notion d’intime est toutefois assez paradoxale car on sait que, dans les vidéos YouTube, tout est très travaillé, très contrôlé : l’intime est en fait fabriqué pour devenir public. En revanche, avant, hormis quelques rares exceptions pour les films de passionnés visant le milieu professionnel, les films amateurs n’avaient pas vocation à sortir de la communauté. C’était de l’intime pur. 

L’autre grande différence est liée à la facilité d’utilisation et au coût relativement modeste des outils. Avec YouTube, on a des prises qui sont très longues, on se dit “on filme et on verra bien en post-production, on coupera derrière”. Par le passé, le coût de la pellicule, la manipulation, le travail en laboratoire constituaient des freins qui obligeaient à filmer autrement. 

Le son direct est par ailleurs arrivé assez tardivement dans le cinéma amateur puisque le Super 8 était encore muet. L’enregistrement de la voix a un impact sur le fait de se filmer soi-même. Cela joue sur l’écriture, sur l’adresse au public. Aujourd’hui, on a la personne en face-à-face qui nous parle là où le cinéaste amateur n’apparaissait que très rarement à l’image. Ça rejoint l’idée de “maniérisme du geste” : on reproduit chez soi, avec ses outils, ce que l’on consomme en tant qu’internaute.

Dans les films amateurs des années 60 à 80, transparaît une culture de l’image, une esthétique particulière. Ces pratiques étaient en effet surtout le fait de personnes qui avaient les moyens ou d’associations, de ciné-clubs… On avait donc un produit construit avec un début, un milieu, une fin. Aujourd’hui, on a toujours une culture de l’image mais ce n’est pas tout à fait la même image. Il y a l’idée de parler à la terre entière alors qu’on est seul dans sa chambre. Ceci dit, à mesure que les YouTubeurs se professionnalisent, ils ne font plus leurs films tout seuls. Il faut apprendre à déconstruire le mythe de YouTube qui repose sur le film “Je” alors que, derrière, on a souvent toute une équipe. 

Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 13 juin 2023

“Du Super 8 à YouTube : filmer sa vie” 

Table-ronde en ligne organisée le 18 avril à 18h30 par la SCAM et YouTube France dans le cadre de l’Année du Documentaire, une initiative portée par le Centre national du cinéma et de l’image animée, en partenariat avec la Cinémathèque du documentaire et la Société civile des auteurs multimédia. 

En présence de : 

Justine Ryst, Directrice générale de YouTube France 

Réjane Hamus-Vallée, Professeure des universités à Évry Paris-Saclay en sociologie visuelle et filmique, membre du Centre Pierre Navile 

Julien Aubrée, cofondateur de la chaîne YouTube @Mamytwink 

Louanne Carmona, fondatrice de la chaîne YouTube @LouanneManShow 

Aurélien Durr, Responsable du secteur des archives audiovisuelles des Archives départementales de la Seine-Saint-Denis 

Gilles Konan, ambassadeur du pass Culture

 

Sources documentaires :