Publié le 21 septembre 2020
Comment est né le film Madame ?
J’ai une mentalité d’archiviste. À titre privé, je voulais préserver la mémoire de l’histoire familiale. Un jour, ma grand-mère m’avait glissé : “tu pourrais faire un film sur ma vie”. Sur le moment, je ne l’ai pas prise au sérieux, c’est pour ça que cela ne s’est pas fait de son vivant. Je l’ai donc filmée sans me poser la question.
En 2014, dix ans après sa mort, j’ai revisionné ces cassettes. Je suis tombé sur quelques perles. Je me suis dit qu’il y avait matière à parler de la condition féminine. J’ai donc entrepris de collecter tout ce que je pouvais trouver sur elle. A priori, je n’avais pas l’intention de me mettre dans le film, mais au fil de mes recherches, je suis tombé sur des images privées qui me concernaient aussi. Des témoignages de mon époque, de mon milieu. Et c’est une amie qui m’a dit : “il faut que tu te mettes dans le film !”.
Même si nos trajectoires sont différentes, elles se rejoignent dans le sens où l’on se bat contre le système de domination masculine : ma grand-mère en divorçant et moi en faisant voler en éclat les attentes de mon milieu qui me voyait en garcon modèle hétérosexuel, futur père de famille.
Des démarches cinématographiques basées sur des films amateurs vous ont-elles influencé dans ce projet ?
Oui, j’ai été très marqué par Tarnation de Jonathan Caouette, sorti en 2004. Ce film uniquement constitué d’images tournées au camescope a réussi à toucher toute une génération. Ca a été une vraie claque pour moi ! Mais le film racontait une histoire dramatique alors que personnellement, je n’ai pas eu de grands problèmes dans ma vie. Je suis un homme, blanc, bourgeois, suisse ; j’ai grandi dans une famille aimante. De quoi pouvais-je bien me plaindre ? Cela étant, je pense que toutes les histoires peuvent être intéressantes et qu’on peut aussi apprendre d’un privilégié qui a eu tous les droits sauf celui d’aimer.
"Dans Madame, on traverse un siècle d’archives"
Après un premier court-métrage de fiction et plusieurs documentaires diffusés à la télévision suisse, Stéphane Riethauser vient de sortir Madame, un dialogue fictif avec sa grand-mère Caroline, disparue en 2004. À 48 ans, le réalisateur romand décide enfin de faire parler les archives familiales et livre un double autoportrait très personnel sur deux figures ayant choisi de transgresser les normes sociales de leur époque.
D’où viennent les archives que vous montrez dans Madame ?
Elles étaient chez mes parents. J’ai fouillé la cave et j’ai retrouvé beaucoup de photos et de films. J’ai eu accès à un matériel d’une beauté sidérante ! Au total, j’ai répertorié une centaine d’heures pouvant servir au film, soit parce qu’elles avaient un rapport avec ma grand-mère ou moi, soit parce qu’elles avaient un lien avec la thématique.
Dans Madame, on traverse un siècle d’archives. Les premières photos sont celles de ma grand-mère en 1913, quand elle avait 4 ans. Il y a peu de documents d’avant-guerre. Ensuite, il y a quelques films des années 50, de mon père adolescent. C’est à partir des années 60 que ça se densifie avec tous les courts-métrages de mon père. Dans les années 70-80, on a les films réalisés avec mon frère grâce à la caméra de mon père et enfin, les images que j’ai tournées avec le camescope que ma grand-mère m’avait offert en 1999.
Les films sont tournés dans tous les formats de pellicules et vidéos qui ont existé hormis le 35 mm et le 70 mm – des formats très coûteux et donc inaccessibles pour les amateurs de l’époque. On trouve du 16 mm, du Super 8 à partir des années 70, mais aussi des VHS, des vidéos Hi8, du DV jusqu’à l’iPhone et des caméras HD. En filigrane, on voit apparaître toute l’histoire de l’évolution de l’audiovisuel.
J’avais également gardé mes journaux intimes et des messages que ma grand-mère m’avait laissés sur un répondeur. J’en avais conservé certains juste parce qu’ils étaient drôles. C’était purement à titre privé, et puis, je me suis dit que ça pourrait servir de trame narrative. Cela permet de pénétrer l’intimité entre une grand-mère et son petit-fils.
Plus jeune, quel rapport entreteniez-vous avec ces films ?
Mon père était passionné de photographie et de cinéma. Il m’invitait à développer des photos dans la cave. J’avais donc déjà un rapport très tactile à la photo argentique. Dans les années 70, mon père nous filmait beaucoup et ensuite, il montait les films pour Noël. Tous les dimanches pluvieux de novembre et de décembre, il les passait à monter une grand bobine de 30 à 45 minutes. J’avais entre 7 et 10 ans et je l’aidais à monter avec des ciseaux, de la colle et la visionneuse. Chaque année, le soir du réveillon de Noël, on regardait une bobine. Ensuite, la bobine était rangée, et on filmait la suite ! Je n’ai jamais revu -ou que très rarement- de vieux films. Je les ai redécouverts après 20 ou 40 ans, avec un autre regard.
Que vous ont révélé ces archives des années plus tard ?
J’ai un exemple très parlant : en 1984-1985, mon père a acheté une caméra dont je me suis immédiatement emparé. J’ai dit à mon frère Olivier : “allez, viens, on délire avec la caméra” et c’est là qu’on a fait des faux journaux télévisés, des faux westerns.
Quand j’ai revu ces cassettes tournées entre l’âge de 13 et 15 ans, j’ai été surpris par la violence qu’elle contenait. Je croyais que c’était des jeux innocents mais avec le recul, j’ai constaté à quel point on avait besoin de mettre en scène notre virilité et comment on ridiculisait les filles. Les archives ont pris une autre couleur : elles ont permis de révéler les normes inculquées, le sexisme et l’homophobie ambiants.
“Toute la difficulté était donc de rendre cette histoire intéressante pour un public qui ne me connaît pas et qui ne connaît pas ma grand-mère”
Avec Madame, vous posez un regard très intime sur vous-même, sur votre grand-mère et sur votre famille. En quoi votre démarche se singularise-t-elle de vos films précédents et en même temps, comment s’en imprègne-t-elle ?
C’est un film exclusivement d’archives privées. Je n’ai filmé que quelques plans de liaisons : au début quand je me mets du vernis, quand je fouille dans mes archives, mes carnets intimes, etc.
Dès le départ, j’avais repéré le capital sympathie de ma grand-mère qui peut être drôle, tendre et grinçante à la fois. C’est une femme forte. C’était presque un personnage de film ! D’ailleurs, elle jouait souvent le jeu de la caméra. Le problème, c’était moi. Comment allais-je m’insérer là-dedans sans susciter la gêne, l’embarras des spectateurs ? J’avais peur qu’on y voit que du nombrilisme et du narcissisme.
Toute la difficulté était donc de rendre cette histoire intéressante pour un public qui ne me connaît pas et qui ne connaît pas ma grand-mère. Rien de pire que d’être invité par vos voisins ou par tante Juliette pour regarder les photos et les films de vacances de Madagascar ! C’est pourquoi, je nous ai considérés comme des personnages de films. Bien-sûr, il fallait rester aussi près que possible des faits biographiques, mais je devais aussi m’en éloigner. L’idée était de trouver un équilibre pour que les autres puissent se regarder en miroir. Comme disait Camus, “plus on est intime, plus on touche à l’universel”.
Mais je dois avouer m’être perdu plusieurs fois au cours du projet. J’étais noyé dans la masse d’archives et pris par les émotions. Heureusement, mon équipe et notamment ma monteuse m’ont aidé à me recentrer, à trouver la distance nécessaire et le bon ton. La première version durait 3h15. En anglais, il y a un adage qui dit : “kill your darlings”. J’ai donc dû me séparer de séquences que j’aimais bien pour servir la narration et l’économie globale du film.
Il est parfois difficile d’obtenir l’autorisation des membres de la famille quand on veut diffuser des images privées. Comment avez-vous procédé ?
J’ai demandé à mon père si je pouvais utiliser ses films. Il m’a répondu : “écoute, tu peux en faire ce que tu veux !”. Lui-même ne croyait pas au potentiel du matériel qu’il avait tourné. Mais à la base, j’ai commencé à travailler sur ce projet sans le consentement des uns et des autres. J’en ai parlé à personne sauf à ma famille, même si je ne les ai jamais consultés pendant le projet.
Une fois le produit terminé, j’ai contacté les personnes concernées et tout le monde a accepté. Ils m’ont fait confiance. De toutes les façons, ce n’est pas un film de règlement de compte. C’est un film qui souhaite rassembler et au fond, celui qui en prend le plus pour son grade, c’est moi !
Comment a réagi votre famille au visionnage du documentaire ?
Les membres de ma famille étaient contents que j’aie pu faire revivre Grand-maman, ils ont trouvé cela émouvant, mais ils ne voyaient pas tellement qui cela pouvait intéresser. Ils ne percevaient pas la portée sociologique et politique du film. Ce n’est que grâce au regard des autres et de la presse qu’ils ont vraiment reconnu le film.
La moitié des images du film ont été tournées par mon père. Ces archives n’avaient pas du tout vocation à devenir un film. Du coup, mon père était très fier d’apparaître au générique !
Dans Madame, vous vous adressez directement à votre grand-mère. Comment aurait-elle réagi en découvrant ce film à votre avis ?
D’un côté, elle aurait été très fière de l’accueil que reçoit le film. Elle aurait été très contente d’être le centre de l’attention car elle aimait diriger, rassembler, raconter des histoires et elle aurait aimé le faire au moyen d’un film de cinéma.
Cela dit, elle aurait très probablement tenté de me censurer : “ne me montre pas dans ma robe de chambre !”,”j’ai une coupe de cheveux épouvantable !”, “je ne veux pas qu’on me voie quand je parle la bouche pleine”… Elle était très à cheval sur les bienséances. Elle aurait sans doute aussi été choquée par un ou deux passages qui parlent de sexualité. Mais elle aurait compris et soutenu ma démarche.
“À la fin, je n’arrivais plus à me regarder.”
Vous avez mis la main sur une manne d’archives privées. Avez-vous l’intention de mener d’autres projets qui pourraient reposer sur ces films de famille ?
Vous savez, j’ai passé cinq ans sur ce projet ! C’était bizarre de voir ma tête sur l’écran toute la journée. À la fin, je n’arrivais plus à me regarder. Et puis, se plonger dans son propre passé, dans sa propre histoire, c’est fascinant mais c’est aussi dérangeant et écoeurant !
Mon prochain film sera un film de fiction. Je me réjouis de renouer avec le plateau de tournage et d’être plus en prise avec le présent. En attendant, je travaille actuellement sur un documentaire d’archives sur l’histoire du Plaza, un ancien cinéma de Genève qui va être réhabilité.
Mais, dans le sillage de mon père, je continue d’être l’archiviste de la famille en filmant mon petit neveu. Peut-être qu’un jour, il y aura un film sur lui. Seul l’avenir nous le dira !
Propos recueillis par Inès Edel-Garcia
Archipop
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