Publié le 1 avril 2021
De quelle manière vous êtes-vous intéressée à l’expérience de Saint-Alban ?
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas la question de la folie, mais celle du traitement politique de la folie, c’est-à-dire comment cela est perçu socialement. Je me suis toujours intéressée aux dispositifs normatifs et à l’envers de la médaille. D’ailleurs, mes premiers films portaient sur l’espace public : “Lieux communs” explorait la gare de Valence TGV qui venait d’ouvrir et “White Spirit” suivait le nettoyage d’une piscine et révélait une obsession de l’hygiène assez terrifiante. On voit bien que les lieux qui suivent les gens à la trace sont les mêmes qui effacent les traces de leur passage.
Un jour, alors que j’étais encore étudiante à Lussas [ndlr : école du documentaire basée en Ardèche] en lisant Le Monde, j’ai appris la mort de Lucien Bonnafé [ndlr : psychiatre ayant dirigé l’hôpital de Saint-Alban] que je ne connaissais pas. J’avais entendu parler de Tosquelles mais pas de Saint-Alban. Lucien Bonnafé m’a tellement fascinée que j’ai commencé à faire des recherches très personnelles et très empiriques, sans méthodologie.
La production de ce documentaire a duré dix ans. C’était très éprouvant à faire mais cela a permis de sédimenter les choses autour de cette histoire extrêmement complexe. Ce temps m’a permis de dépasser la fascination première. Je ne voulais pas mettre cette histoire-là sous cloche. Je ne voulais pas en faire un mythe. En enjolivant, on perdait la subtilité de cette pensée clinique.
Comment ces bobines se sont-elles retrouvées entre vos mains ?
Je suis allée à Saint-Alban, j’ai rencontré les anciens infirmiers et j’ai pu accumuler des informations. On m’avait dit qu’il y avait eu un atelier photo et qu’ils avaient filmé. J’avais en effet vu un petit bout de film de Tosquelles « La société lozérienne d’hygiène mentale », mais je n’éprouvais pas la nécessité de l’incorporer à mon travail.
Il y a donc eu d’abord un vrai tournage sur les lieux. J’ai filmé la démolition et la réhabilitation de l’hôpital. Mais en réalité, il y avait quelque chose qui ne me convenait pas dans l’idée de filmer depuis aujourd’hui et avec les témoignages de vieilles personnes. Je ne voulais pas non plus mettre en accusation l’hôpital de Saint-Alban car il ne faisait que refléter l’état de la psychiatrie aujourd’hui. Je voulais qu’on se réapproprie cette histoire.
Quand la bibliothèque du club lecture a été démantelée, nous avons découvert toutes les bobines classées et répertoriées dans des cartons. Notre premier réflexe a été d’avoir peur pour ces bobines : “Mon Dieu, et si elles étaient abîmées ?”. Avec le chef opérateur qui m’accompagnait, nous nous sommes enfermés dans la salle du club photo et nous avons tout visionné. Nous étions sur place et nous voyions ressurgir devant nous un monde englouti.
Sur quoi portaient ces rushs et comment avez-vous traité ce matériau ?
Ce n’était pas des rushs, mais des films déjà montés. Ils commençaient au tout début des années 50, en double 8, et ça courait jusqu’à la fin du Super 8, à la fin des années 70.
C’était un format 4/3, carré, que j’aime beaucoup car il y a un rapport de personne à personne. En revanche, il n’y avait pas beaucoup d’heures utilisables pour nous. Soit parce que c’était trop intime avec notamment les soins aux enfants, soit parce que c’était toujours les mêmes images de fêtes et il y avait quelque chose qui se lassait.
Mais la première chose qui nous a frappés, c’est qu’on voyait le filmeur. On sentait très fortement la personne qui filmait dans sa manière de ne pas bouger. On percevait les regards caméras et on voyait bien que les personnes filmées se savaient filmées. Il y avait une vraie relation entre eux. C’est en fait toute l’histoire de la psychothérapie institutionnelle : c’est une rencontre. Au fur et à mesure, le filmeur disparaît. Il y a de plus en plus d’excursions et on se rapproche du film touristique. Il y a quelque chose qui se perd au niveau du regard et aussi avec le délitement de l’histoire de la psychiatrie.
Dans le lot de bobines, il y avait aussi un film de commande, n’est-ce pas ?
Oui, un film des années 60 réalisé à l’initiative du docteur Racine, alors directeur de l’hôpital de Saint-Alban. À l’époque, les Ceméa se servaient de l’image à visée pédagogique pour faire de la transmission. Dans ce film en l’occurrence, on filmait le maternage, une technique de soin spécifique. Ensuite, c’était montré dans des hôpitaux et dans des conférences.
C’était un film sonore avec une voix-off et qui s’inscrivait dans une approche du film médical en distinguant les soignants des soignés.
La transmission, n’était-ce pas aussi l’objectif de Tosquelles ?
Bien-sûr, Tosquelles faisait aussi des films pédagogiques pour laisser une trace. Je ne sais pas si c’est une légende ou pas, mais on raconte qu’il en avait marre de faire des rapports pour les tutelles, alors il s’est dit : “Je vais filmer la vie de l’hôpital avec des cartons explicatifs”.
J’imagine que, pour documenter cette expérience, on dispose aujourd’hui d’écrits, de correspondances, et surtout du fameux journal interne Trait d’union. Qu’est ce que les films d’archives racontent de plus à votre avis ?
Paradoxalement, c’est comme si ces images ne racontaient rien. Ce sont des images de fêtes et d’activités manuelles qui se répètent. Pendant tout le travail de montage, nous avons essayé d’attiser l’œil du spectateur car dans la psychothérapie institutionnelle, tout est pensé. “Il y a un passé, un présent, un futur” comme dirait Frantz Fanon. Il s’agit de s’inscrire dans un temps à la fois individuel et collectif. Ces images font donc partie d’un mouvement thérapeutique très subtil où repenser une institution, c’est repenser son quotidien. Ce n’est pas du tout de l’occupationnel. C’était donc important de faire comprendre les soubassements d’une pensée complexe qui aboutit à un quotidien très vivant. Il y avait déjà “Regard sur la folie” réalisé par Mario Ruspoli en 1961, mais pour nous, utiliser ces archives, c’était travailler notre propre regard. Pas uniquement sur la folie mais sur nous-mêmes et sur comment on met en route du quotidien qui s’inscrit dans du collectif.
Vous disiez plus tôt que vous cherchiez à démystifier cette expérience. Pourtant, le titre “Les heures heureuses” renforce justement l’idée d’une grande épopée, d’une sorte de parenthèse enchantée. Pourquoi avoir choisi ce titre ?
C’est vrai que ça été très fantasmé, mais c’est vrai aussi que ça a été un moment d’édification permanente, collective comme intime, avec des gens qu’on mettait au ban et qui, à Saint-Alban, se mettaient à créer. Ça a été un moment incroyable. Le grand-père de Lucien Bonnafé a été directeur de l’hôpital pendant la Première Guerre mondiale et un malade lui a un jour offert une horloge en disant “je ne sonne que les heures heureuses, lumineuses”.
Propos recueillis par Inès Edel-Garcia le 9 mars 2021
En raison de la pandémie, la sortie en salles de “Les heures heureuses” a été reportée. Le film a été diffusé sur Mediapart en 2020.
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